Lettre Chère maman, cher papa
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Doha, le 11 février 1991
Chers maman et papa,
Je vous remercie infiniment pour votre lettre. Vous ne pouvez pas savoir à quel point les lettres que je reçois des miens me remontent le moral. Vous m’excuserez pour ma réponse « regroupée », mais le temps ne me permet pas de répondre à chacune de vos lettres. Pas plus tard que la semaine dernière, nous travaillions des journées de 15 à 18 heures. Le soir, je m’effondrais dans mon lit et me réveillais le lendemain matin pour affronter un nouveau jour. Je vais essayer de vous décrire comment se passe la vie ici.
Maintenant que les forces alliées dominent complètement l’espace aérien depuis plusieurs jours, nous nous exposons à un risque plus faible, et l’atmosphère est plus détendue. C’était assez terrifiant pendant quelques semaines après le 16 janvier; les sirènes signalant un raid aérien retentissaient à toute heure du jour et de la nuit. Les fréquents réveils soudains (p. ex. le 17 janvier à 0130, 0330, 0415, 0605 que j’ai consignés dans mon journal de guerre) mettaient bien des gens sur les nerfs, même si nous n’avons pas été bombardés. La combinaison de quarts de travail de 12 heures par jour, 7 jours sur 7, des perturbations du sommeil et du niveau élevé d’anxiété a causé bien des problèmes pour plusieurs. Un jour, un nouvel arrivant au camp a oublié son équipement de protection individuelle (EPI) dans un camion qui est parti avant qu’il ne puisse le récupérer. Dix minutes plus tard, le pauvre type s’est retrouvé sans protection dans un abri avec une trentaine de camarades masqués. Il pleurait. Il n’y avait qu’un masque par homme. Je puis vous dire qu’il aura toujours son EPI avec lui à l’avenir. Nous tirons beaucoup de leçons difficiles ici. La ligne entre la terreur et l’excitation est mince. Psychologiquement, il faut rester sur le bon côté de la ligne. Je me retrouve dans l’endroit le plus excitant de la planète en ce moment, endroit que j’adore précisément pour cette raison. Il n’y a pas d’endroit qui soit plus stimulant! J’adore les gens qui se montrent à la hauteur de la situation.
Nous nous nourrissons de l’enthousiasme des autres. Nous étions vraiment hautement motivés pendant les premières semaines de la guerre, en dépit de la fatigue extrême. Un jour, j’ai dormi 45 minutes à moitié couché sur un banc en bois; je regardais CNN. Maintenant, nos journées sont plus structurées en raison du programme de vol. Mais des changements s’en viennent.
Dans les camps, les logements et les salles à manger sont confortables. Nous avons tous un toit sur la tête et un lit de contreplaqué avec un matelas en mousse. Nous nous comptons chanceux; les Américains sont installés dans des tentes. Il y a aussi un endroit tranquille où nous pouvons regarder CNN ou des vidéos jour et nuit.
Mon emploi ici a été le plus grand défi de ma vie. Nous avons eu un mois pour fusionner deux escadrons des extrémités de la collectivité des chasseurs (Cold Lake et Allemagne). En plus, il n’y avait aucune procédure écrite; alors il a fallu rédiger toutes les procédures : un volume d’un pouce d’épaisseur en 48 heures afin que tous les membres de chaque métier sachent exactement ce qui est attendu d’eux. Ensuite, nos aéronefs ont été cloués au sol en raison d’un manque de pièces aéronautiques. Nous avons 261 techniciens d’aéronefs qui travaillent 24 heures sur 24, mais sans les bonnes pièces, notre aéronef ne peut voler. Nous avons donc étudié à fond chaque pièce et les taux d’utilisation de l’équipement, et consulté nos experts techniques. En moins d’une semaine, nous avons réussi à obtenir plus de 150 articles essentiels selon de nouveaux barèmes minimums/maximums. Depuis, nous avons un taux constant d’état de fonctionnement de 95 %. L’acuité du personnel sur le front posait problème. Il a fallu beaucoup de conversations sérieuses et de mots de motivation pour rallier tout le monde. J’ai fait faire une affiche sur laquelle on pouvait lire « Sharpness on the line (ie, flightline) begins with sharpness in appearance » (Traduction libre : l’acuité sur le front [dans notre cas, dans les airs] commence par l’acuité dans l’apparence ». Les techniciens s’appliquent manifestement davantage.
Il est bien prouvé que la nécessité est la mère de l’invention. Nous avons réglé de nombreux problèmes techniques. Liaison de données, système d’interrogation IFF, nouvelle configuration d’un missile jamais lancé, modification afin de désactiver un dispositif d’urgence produisant une tonalité d’éjection et projecteurs d’identification. Ces tâches ne veulent peut-être rien dire pour vous, mais elles étaient toutes des exigences opérationnelles essentielles que nous avons satisfaites en quelques jours. J’ai trouvé stimulant de faire fi des ordres du quartier général et de procéder comme bon nous semble en faisant appel à mon jugement technique. C’est le rêve de tout officier du G AERO. Je sens que nous sommes prêts à toute éventualité et nous attendons avec impatience les prochains défis à relever.
Sur une note plus légère, la température est parfaite, vraiment parfaite. Le jour, la température est habituellement de 26oC et elle baisse à environ 13oC la nuit. Le peu de nuages que nous avons vus dernièrement ont fait l'objet de nos conversations, tellement c’est rare. Il a plu une fois depuis le 6 octobre; il va sans dire que les seules choses qui poussent sont les arbres et les arbustes qui sont arrosés tous les jours par les Qatariens. Même si c’est une région désertique, j’ai été surpris qu’il n’y ait pas de sable lâche ici. Le terrain est plat, très rocheux et dur comme du béton. Ici, le sable est comme de la poudre de talc. Il faut aller plus au Sud pour voir des dunes de sable typiques.
Il y a quelques jours, nous sommes allés en groupe voir les dunes pour briser la routine; il y a des dunes qui mesurent environ 15 étages – elles sont énormes! Il y avait tellement de vent que le sable piquait les jambes. Une zone s’appelle les dunes de sable suicidaires, parce qu’elles se déplacent et finissent par être emportées par la mer. Nous avons réussi à grimper jusqu’au sommet d’une dune – tout un exploit – et ç’a été ensuite la dégringolade vers le sol. Quel plaisir!
Il y a beaucoup de chameaux sauvages dans le désert. Un collègue a fait semblant de prendre une photo en gros plan et s’est fait chasser par un chameau à toute allure jusqu’au camion. C’était tordant!
Les vols sont vraiment excitants de la perspective des équipes au sol; on peut donc imaginer la poussée d’adrénaline que doivent ressentir les pilotes (encore la ligne entre la terreur et l’excitation). Ici, nous partageons l’espace aérien avec les forces américaines, françaises et qatariennes. Je n’oublierai jamais le premier envol de 16 USAF F-16 pleins à craquer de toute sorte d’armes puissantes. Tout le monde était sur la ligne de vol pour les encourager, les poings en l’air, comme pour leur dire « Faites-leur-en-voir! ». Seize F-16 en postcombustion totale; c’est tout un spectacle! Les vrombissements des avions à réaction font vibrer la cage thoracique. Nous n’avons compté que quatorze avions à leur retour. Très triste. Quatre autres ont été atteints. Mes techniciens ont aidé à réparer les gouvernes endommagées pendant les attaques. Le sentiment de proximité et d’objectif commun est incroyable.
Je me suis lié d’amitié avec des officiers qatariens. Je mange avec eux 5 jours sur 7. Ils sont extrêmement accueillants, amicaux et bien éduqués – et bien rémunérés aussi. Ils sont les fonctionnaires les mieux payés parce qu’ils mettent leur vie en danger pour protéger l’Émir. Un lieutenant gagne l’équivalent de 48 000 $US libre d’impôt par année. Un nouveau lieutenant vient de se commander une Lexus, comme deuxième voiture. La plupart d’entre eux conduisent une Mercedes 560 SEL.
Ils m’apprennent quatre mots par jours, alors je comprends des phrases simples. Je peux échanger des salutations, lancer des plaisanteries et faire du magasinage en arabe. J’ai passé au moins une heure ce midi à discuter de leur culture et de leur religion (l’islam) et de la guerre du Golfe. C’est fascinant d’entendre leur perspective. Le monde arabe a des sentiments très forts et mitigés quant à la participation des États-Unis. C’est trop compliqué pour que j’aborde le sujet dans une lettre.
Dans l’ensemble, cette expérience forge le caractère. C’est un défi de taille de diriger 261 personnes qui sont surmenées et qui souffrent d’épuisement au combat à divers niveaux. Vous aiguisez votre perspicacité, c’est certain. J’ai appris à m’accrocher aux principes de base et à persévérer; à vivre au jour le jour; à cultiver une attitude positive, car les attitudes sont contagieuses; à accorder un rôle de leadership au plus bas échelon possible, etc., etc. Nous nous débrouillons assez bien. Ce n’est pas facile, mais c’est tellement gratifiant. Je m’accroche au grand espoir que démontrent certaines personnes positives. L’autre jour, j’ai demandé à un technicien comment il se sentait. Il m’a répondu : « Monsieur, si la situation était meilleure, il faudrait que je me clone deux fois pour en profiter pleinement! » Nous avons bien ri. Ils exagèrent délibérément parce qu’ils pensent que je fais preuve d’un positivisme excessif. Mon attitude positive est contagieuse, et elle se communique à mes camarades.
Tout va bien, et nous sommes de bonne humeur. Nous sommes vraiment reconnaissants de votre soutien moral et du soutien du public canadien.
Priez pour la paix.
Avec amour, James
P.S. Je vous envoie ma lettre préférée; je l’ai reçue d’un Canadien qui nous veut du bien. Je la porterai toujours sur moi.
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