Ma vie à bord du Navire canadien de Sa Majesté (NCSM) Sackville
par Patrick Onions, Mat 2, RVMRC, ret.
Dans tout ce que j'ai pu lire sur le Sackville, on aborde très peu – sinon pas du tout – le rôle du navire en tant que « mouilleur de boucles contrôlées ».
Quand nous étions cadets de l'air, nous avions entendu dire que la marine entraînait un équipage pour le porte-avions « Magnificent » destiné à la Marine canadienne. Nous avions aussitôt insisté auprès d'un officier du recrutement de la marine pour en faire partie. À l'automne 1944, âgé de 16 ans et demi, après avoir obtenu de mon père qu'il signe les autorisations nécessaires, je me suis retrouvé au quartier général de district du NCSM Donnacona, à Montréal. Inutile de dire que nous n'avons eu aucun entraînement spécial, et en novembre, j'assumais les fonctions de garde du NCSM Protector qui se trouvait à quai à Sydney, au Cap-Breton. Étant donné que des navires avaient été coulés non loin du port de Sydney, j'ai reçu l'ordre de m'embarquer sur l'un de ces terrifiants petits navires connus sous le nom de « Fairmiles ». Nous avions pour mission de chercher les sous-marins allemands. Le capitaine du navire était un enseigne de vaisseau qui manquait d'expérience, mais, heureusement, quelques officiers mariniers ont pris les commandes pour nous ramener au port, sains et saufs.
En janvier 1945, j'ai été affecté au NCSM Cornwallis (Nouvelle-Écosse), pour obtenir l'entraînement de base, et j'y suis resté jusqu'après la victoire en Europe. La plupart d'entre nous voulaient aller servir dans le Pacifique puisque nous étions toujours en guerre contre le Japon. C'est pourquoi la marine a tenté de faire de nous des Marines : nous devions marcher avec tout notre équipement et ramper sur des plages malodorantes et rocailleuses, après avoir quitté le chaland de débarquement à marée basse.
Après l'entraînement, on nous a envoyés à la base navale de Shelburne (Nouvelle-Écosse). Je m'y trouvais quand un groupe a été appelé à servir outre-mer sur le Magnificent et, ironie du sort, j'ai raté cette occasion de justesse. Par ailleurs, un petit groupe d'entre nous a été affecté à bord du Sackville. Inutile de dire à quel point nous étions déçus. Le navire ne payait pas de mine. Nous avions été entraînés, et nous nous étions engagés pour aller nous battre dans le Pacifique car nous étions toujours en guerre contre le Japon et nous étions certains qu'on nous enverrait sur la côte du Pacifique. Que s'était-il donc passé?
Pourquoi a-t-on décidé de faire du Sackville un câblier, et à quel moment? On peut se perdre en conjectures. L'une de ses chaudières était hors d'usage, mais le navire était en bon état de marche après avoir été entièrement restauré à Galveston (Texas), en 1944. On a décidé de retirer la chaudière et d'utiliser cet espace comme soute. On a retiré le canon avant ainsi que le blindage et on a installé un tambour d'enroulement de câble actionné à la vapeur. À ma connaissance, le Sackville n'avait jamais posé de câbles et en 1945, on a modifié sa mission pour en faire un « navire de récupération de câbles ».
On lui a conféré le nom de « mouilleur de boucles » en raison des milles et des milles de câbles posés en boucle qu'il devait récupérer. Ces boucles faisaient un mille de long et elles étaient placées par groupe de quatre. Selon la zone à couvrir, chaque groupe pouvait s'étendre sur quatre groupes additionnels, si bien que dans un seul secteur, on pouvait trouver jusqu'à 64 milles de câble. Ces groupes étaient ensuite reliés à une tour de jonction à partir de laquelle on ramenait le câble à terre vers un « centre de détection », où tout objet métallique submergé produisait un son qui signalait sa présence et donnait l'alarme. Dans quelle mesure était-ce efficace dans la détection des sous-marins, je n'en sais rien, mais nous avions des doutes à ce propos. Des milles de câbles en boucle ont vraisemblablement été posés à proximité de tous les principaux ports et dans les lieux de pêche, de St. John's (Terre-Neuve-et-Labrador) jusqu'à Boston (Massachusetts).
Il y avait deux raisons de repêcher ces câbles. Une partie d'entre eux étaient recouverts d'acier torsadé, mais la plupart étaient recouverts de plomb, suffisamment précieux pour qu'il vaille la peine de le récupérer. La deuxième raison était que les filets et les dispositifs de pêche en profondeur s'accrochaient dans les boucles et que les pêcheurs perdaient leur équipement. Ainsi, il n'était pas rare pour nous de retirer un filet, la plupart du temps plein de poissons. Cela représentait tout un problème. Si nous parvenions à retrouver le propriétaire du filet, il obtenait un dédommagement pour la perte de son équipement, mais non pour la perte de ses prises perdues.
Tant qu'on a utilisé le Sackville comme navire de récupération, le lieutenant McKenna en était le capitaine, et le lieutenant Schmizer, le second et le navigateur. Tous deux avaient beaucoup d'expérience de la navigation en mer. Cependant, on ne pouvait pas en dire autant de la plupart des officiers subalternes.
À la fin de la guerre, un très grand nombre de marins qui rentraient d'outre-mer ou qui n'étaient plus en service actif d'escorte sont venus grossir les rangs de la marine en attendant leur libération. Par conséquent, la plupart des navires de la marine qui se trouvaient à Halifax et à Dartmouth étaient surchargés de marins qui rentraient au pays, et le Sackville ne faisait pas exception. Quand je suis monté à bord, je n'ai eu d'autre endroit où accrocher mon hamac qu'au-dessus d'une table du mess, et j'avais une ampoule électrique qui brillait à mes pieds. Le fait de rouspéter quand on me heurtait ou qu'on me poussait ne m'a servi à rien, bien au contraire, car une nuit, quelqu'un a tranché la corde de mon hamac et je me suis écrasé sur le pont. J'avais beau avoir passé pas mal de temps en mer à bord du destroyer d'entraînement NCSM St. Francis à la recherche de sous-marins que l'on signalait dans la baie de Fundy, rien ne n'avait préparé aux mauvais traitements qu'une bande de « vieux loups de mer » faisaient subir aux marins novices et moins expérimentés. On nous assignait toutes les tâches ingrates et presque tous les quarts de surveillance. Une partie des officiers subalternes que leurs supérieurs traitaient sans ménagement se vengeaient sur nous, ce qui nous rendait la vie pénible.
Le Sackville est devenu un « navire fonctionnel » (et son numéro, 181, a changé pour devenir Z62) et, peut-être parce que bon nombre des membres d'équipage étaient des anciens, le capitaine McKenna n'imposait pas sur son navire une discipline stricte. Le navire a ensuite quitté le quai militaire pour travaillé du côté du « French Cable Wharf » dans le passage étroit du port du côté de Dartmouth. On peut toujours le voir de nos jours depuis le pont qui relie Halifax et Dartmouth. Il est peut-être trompeur de parler d'un navire où ne régnait qu'une discipline approximative. Par exemple, moi-même, en tant que marin d'âge mineur, je n'avais pas l'autorisation de boire ma « ration de rhum » et je n'avais pas non plus le droit de me rendre à la cantine quand nous étions à terre, mais dans les deux cas, on ignorait la consigne. L'officier de service distribuait notre « ration de rhum » tous les jours à midi. Même si nous devions la boire en entier devant l'officier, nous avions l'habitude de substituer à la « ration de rhum » un petit verre de coca-cola et de verser en douce le rhum dans une bouteille. Gare à vous, cependant, si l'un des intimidateurs vous soupçonnait d'avoir du rhum en votre possession. Plus d'un marin a reçu une raclée à cause du rhum, en particulier à la salle de danse qui se trouvait en porte-à-faux au-dessus de l'eau dans le centre-ville de Dartmouth.
La routine à bord du Sackville commençait quand nous quittions le port aux petites heures du matin, le lundi, afin d'être en service à l'aube. Nous passions trois à quatre jours en mer, recueillant avec un grappin les boucles de câble que nous remontions sur le pont pour les couper en deux et fixer une bouée à chaque extrémité avant de les remettre à la mer. Dans la plupart des cas, nous étions de retour au port pour y passer le week-end. Au cours de la semaine suivante, nous devions repêcher les câbles auxquels nous avions fixé des bouées. Le temps qu'il faisait avait un grand rôle à jouer dans ce travail, et si la mer était trop mauvaise, nous allions plutôt cramponner d'autres câbles. Le retrait des câbles était une tâche ingrate, sale et malodorante. Tandis qu'à l'aide de tuyaux, on vaporisait de la vapeur et de l'eau sur le câble avant qu'il entre dans le treuil pour être hissé au milieu du bateau puis acheminé vers la soute, des algues et de la saleté s'accumulaient sur la table. Le travail d'enroulement du câble dans la soute n'en était que plus mouillé et plus glissant, un travail pénible. De plus, l'odeur des algues en décomposition semblait imprégner tout le navire. À l'époque de mon service à bord, nous avons voyagé de St. John (Nouveau-Brunswick) jusqu'à Sydney (Cap-Breton) en passant par les principaux ports entre ces deux points, pour récupérer les câbles. Nous avons passé énormément de temps autour de l'île de Sable, ce qui m'a permis de comprendre pourquoi tant de navires ont échoué à cet endroit à cause des courants et des sables mobiles.
Au fil du temps, notre équipage a diminué et notre groupe est devenu plus facile à contrôler. À bord, la vie s'est améliorée. J'ai gagné plus d'argent de poche et j'ai conquis le respect des autres marins en étant celui qui raccommodait les chaussettes, recousait les boutons et repassait les uniformes.
De plus, mes tâches ont été sensiblement modifiées quand on a constaté que notre capitaine d'armes (c'est-à-dire le premier maître chargé de gouverner le navire) avait des tendances « alcooliques » et que la plupart du temps, il était incapable d'assumer ses fonctions. Toute tentative pour le remplacer par des officiers mariniers ou par des officiers subalternes avait échoué. Je ne sais plus comment c'est arrivé, ni même si nous nous étions portés volontaires pour « tenir la barre », mais c'est à Dave Patterson et à moi-même, les deux plus jeunes membres de l'équipage, qu'on a confié la tâche régulière de sortir le navire du port et de l'y ramener.
Quand nous quittions le port, c'était tout un cinéma. Du pont supérieur, le capitaine criait : « Le capitaine d'armes est-il au poste de barre? » Nous répondions : « Non, Monsieur ». Il ordonnait alors à deux marins de descendre à terre et de le ramener, pour les voir revenir un peu plus tard soutenant le premier maître qui tenait à peine debout. Complètement ivre, il bredouillait une réponse aux ordres du capitaine. C'est alors seulement que je prenais la barre et que Dave Patterson opérait le télégraphe pour la chambre des machines afin que nous puissions prendre la mer. Pour quelle raison le capitaine exigeait-il ce rituel idiot chaque fois que nous appareillions, nous ne le saurons jamais. Mais voilà qu'un jour où nous étions à quai, l'officier marinier surgit dans son uniforme bien repassé, la barbe taillée et les chaussures cirées. Qui aurait reconnu notre capitaine d'armes, complètement sobre? Il avait obtenu sa libération du service, sa petite amie revenait de l'étranger et ils allaient se marier.
J'ai également assumé les tâches de gréeur adjoint, et plus tard, celles de gréeur principal. Le travail consistait surtout à découper les câbles métalliques en tronçons dont on se servait comme bouées que l'on fixait à l'extrémité des câbles récupérés. Pendant que j'occupais le poste de capitaine d'armes et de gréeur, j'ai été relevé de toutes les tâches liées au service en mer. Mais je devais malgré tout assumer mon quart de surveillance au port.
Quatre autres épisodes importants pour le Sackville et pour moi-même ont eu lieu pendant que je servais à bord de ce navire. Comme je l'ai déjà mentionné, l'équipage comptait un certain nombre d'officiers de grades supérieurs parmi lesquels se trouvait un groupe de quatre ou cinq fortes têtes. Ces hommes étaient violents, prompts à la bagarre et ils étaient connus pour infliger aux femmes de mauvais traitements. Non seulement ils se comportaient mal à bord du navire, mais des civils et d'autres membres du personnel signalaient leurs écarts de conduite à terre. Une nuit que ces hommes revenaient de Halifax vers Dartmouth à bord du traversier, ils ont décidé de pénétrer dans la partie du bateau réservé aux femmes (pendant la guerre, on séparait les hommes des femmes sur les traversiers). Nous approchions du quai quand ils se sont emparés de plusieurs sacs à main, puis ils ont sauté à terre avant que le traversier ait achevé l'accostage, mais la patrouille les attendait de pied ferme. Quelques jours plus tard, nous avons défilé avec l'équipage d'un autre navire pour assister à l'exclusion de ces hommes pour cause d'indignité. Je n'oublierai jamais leur arrivée sous étroite surveillance, la tête dénudée, ni la lecture qu'on leur a faite de la longue liste de méfaits dont ils étaient accusés, avant qu'on leur arrache leur col et tous les insignes sur les manches de leur uniforme.
À la même époque, il y avait à bord un officier tout à fait odieux. Le capitaine McKenna a finalement obtenu sa mutation à un autre poste, et le soir venu, un navire de servitude de la marine accostait notre navire pour emmener l'officier. J'étais présent, en compagnie de plusieurs autres membres de l'équipage pour le voir descendre l'échelle quand quelqu'un a lancé son sac marin sur le bateau qui l'attendait. Tandis que l'officier criait à tue-tête : « Ne lancez pas ces sacs! », l'un d'eux a atterri en éclatant sur le pont du navire de servitude. Le coffret en osier plein de rhum qu'il contenait s'est renversé. Après inspection, on a découvert un deuxième coffret plein de rhum de la marine, en plus de certains autres articles volés. Plus tard, on l'a emmené sous surveillance. Ces deux incidents m'avaient passablement perturbé.
Le deuxième épisode concerne la survie du navire. Je ne me souviens plus pourquoi nous nous étions tant éloignés du port d'attache, mais c'était sans doute pour recueillir des câbles sur les Grands Bancs. Quoi qu'il en soit, on avait signalé qu'un ouragan approchait du golfe du Saint-Laurent et que nous devions nous mettre à l'abri à St. John's (Terre-Neuve-et-Labrador). Peu de temps après, on nous indiquait par radio qu'il n'y avait pas de place pour nous dans le port de St. John's, déjà surchargé de navires, et que nous devions naviguer vers le large pour avoir autant de mer libre que possible, si bien que l'ouragan nous a frappés de plein fouet. Il est impossible de décrire le bruit assourdissant du vent, les mouvements violents du bateau et l'effet de la tempête sur la vie des gens. Peut-être que Dave Patterson et moi-même étions déjà à la barre quand l'ouragan a frappé, je ne m'en souviens plus. Mais je sais que nous y sommes restés pendant 48 heures tandis que la tempête faisait rage et que le capitaine criait des ordres dans le porte-voix, depuis le pont. Comment se fait-il qu'il n'ait jamais été balayé de la passerelle reste un mystère pour moi! Les feux éteints dans la cuisine, rien à manger, le navire qui se remplissait complètement d'eau et qui menaçait de se rompre chaque fois que l'hélice sortait des flots, et le pont des postes d'équipages inondé, nous craignions tous pour notre vie. Bien entendu, les pompes de cale étaient bouchées, du moins partiellement, car même avec tout ce bruit, on pouvait les entendre aspirer l'air de temps en temps. Et même si certains officiers tâchaient de maintenir les membres d'équipage occupés, la tâche était impossible. D'autres étaient persuadés que nous allions périr, et ils se soûlaient tranquillement grâce à leur petite bouteille de rhum bien cachée. À un moment donné, un officier a fait irruption dans la timonerie en criant que nous ne savions pas comment nous y prendre pour stabiliser le navire et il nous a poussés pour prendre notre place aux commandes. Le capitaine a saisi son porte-voix pour demander qui était à la barre, pour découvrir qu'on nous avait relevés du poste, et il a réagi en disant à l'officier de nous céder la timonerie, et ce dernier s'est mis à pleurer dans son coin comme un bébé. Il était impossible de stabiliser le navire, qui roulait et tanguait dans tous les sens, ses ponts totalement inondés. Nous glissions sur la crête d'une énorme vague pour plonger dans la mer déchaînée tandis qu'une autre vague gigantesque engouffrait le navire. Comment les soutiers ont-ils pu entretenir le feu dans la chaudière et comment les ingénieurs sont-ils parvenus à maintenir les machines en état de fonctionner, je ne le saurai jamais. Je ne sais pas comment vous dire à quel point j'étais inquiet à l'idée que l'eau puisse pénétrer par la cheminée et finisse par éteindre le feu dans la chaudière. Sans machines, nous allions périr. Mais l'eau n'arrêtait pas de s'accumuler dans le navire et il était de plus en plus difficile de le gouverner. Avec le capitaine sur la passerelle et nous à la barre, nous sommes parvenus à maintenir la proue dans le vent, et la tempête s'est enfin calmée. Nous avons pu prendre de la vitesse et nous diriger vers notre port d'attache pour nous sécher.
Le troisième élément sur ma liste concerne également la survie du navire. Au cours de l'hiver 1945-1946, l'accumulation de glace sur les ponts supérieurs constituait un problème. La plupart du temps, le capitaine tentait de contourner le problème et nous allions travailler dans des eaux relativement calmes. Toutefois, nous devions être à bonne distance du port d'attache et la mer devait être mauvaise, de sorte que l'eau vaporisée au-dessus du navire se changeait en glace sur les ponts métalliques et autour de la passerelle, et commençait à s'y accumuler. Malgré l'utilisation intensive de vapeur et le travail de tous les hommes qui s'activaient à briser la glace (dont ils finissaient eux-mêmes par être couverts quand l'eau vaporisée tombait sur eux), elle continuait de s'amonceler. Nous étions pris de vitesse. Bientôt, le navire s'est mis à pencher à tribord. Il faut préciser que le mouvement de roulis d'une corvette est bien connu. C'était encore pire dans le cas du Sackville, qui émergeait de plusieurs centimètres au-dessus de sa ligne normale de flottaison parce qu'on lui avait retiré son canon avant et tout son blindage. La situation était d'autant plus inquiétante qu'à chaque mouvement de roulis, le navire penchait toujours un peu plus à tribord, à un point tel qu'il semblait ne plus pouvoir se redresser. Nous étions fatigués, de moins en moins âpres à la tâche et de plus en plus préoccupés de notre survie. Si l'un de nous passait par-dessus bord, il ne pourrait pas en réchapper. Quand nous sommes entrés dans le port, le navire gîtait dangereusement et menaçait de verser. Nous nous sommes rendus jusqu'au « French Cable Wharf ». Avant même que le navire s'immobilise complètement, bon nombre de marins ont risqué leur vie en sautant du bateau, sur plusieurs pieds, pour atterrir sur le quai. En fait, il a fallu un effort gigantesque de notre part et le concours de l'équipage d'un autre navire pour retirer suffisamment de glace et que le Sackville retrouve un tirant d'eau égal.
Le quatrième événement et le plus important dont je dois rendre compte et qui mérite une attention particulière est la dernière mission du Sackville en tant que navire de guerre de la Seconde Guerre mondiale. En lisant certains livres à propos de l'histoire de la Marine canadienne, portant sur la capitulation des sous-marins allemands à la fin de la guerre, j'ai trouvé des récits embrouillés où l'on oublie de mentionner le Sackville et le rôle qu'il a joué en ce qui a trait aux sous-marins allemands U889 et U190, de sinistre mémoire.
À deux occasions dans les livres écrits par John D. Harbron et James W. Essex, on rapporte que ces sous-marins – ou à tout le moins le U889 – ont capitulé au large de Shelburne (Nouvelle-Écosse). Tandis que M. Essex raconte en détail la capitulation de Frierich Breuecher, commandant du U889, aux mains du capitaine Colin Donald à Shelburne, il affirme également que le U190 s'est rendu à Bay Bulls (Terre-Neuve-et-Labrador) avant sa capitulation. Toutefois, dans le livre de M. Harbron, on voit une photo des deux sous-marins immobilisés l'un près de l'autre, et une photo des officiers des sous-marins allemands debout sur le quai, à Halifax. Je cite ces détails parce que le NCSM Sackville faisait partie de la flotte qui a navigué sur une distance de trois cents milles en mer pour capturer les sous-marins allemands U889 et U190, après qu'un avion de la patrouille côtière eut signalé leur position. On ne peut que spéculer sur la raison pour laquelle ces sous-marins naviguaient en surface, mis à part le fait que la capitulation était inévitable puisqu'ils étaient encerclés par plusieurs navires de la Marine canadienne. Des navires de servitude de la marine ont permis à des équipes d'abordage armées de monter à bord et de prendre officiellement le contrôle des sous-marins. Bien qu'une partie de l'équipage allemand soit demeuré à bord pour se charger des manœuvres, la plupart des marins et des officiers ont été répartis entre nos navires. Nous avons détenu plusieurs officiers allemands à bord du Sackville. En tant que jeune marin qui se trouvait face à face avec des représentants de l'ennemi, je me rappelle trop bien leur arrogance et leur manque de respect. Je les ai vus cracher sur le sol, à nos pieds, quand nous les avons escortés jusqu'au carré.
Comme preuve que ces événements ont réellement eu lieu sur le Sackville, j'ai en ma possession quatre photographies prises avec mon petit appareil photo Brownie. Sur l'une d'elles, on voit un des sous-marins allemands qui entre dans le port de Halifax, propulsé par ses propres machines. Les autres photos sont encore plus éloquentes. Sur l'une d'elles, Mel Seabourn et moi-même, vêtus en civil, nous faufilons par un trou dans la clôture pour longer les rails de chemin de fer et franchir la barrière ferroviaire jusqu'au « dépôt d'armements », là où les sous-marins étaient amarrés, à Dartmouth. Sur une autre photo, on me voit à bord du U889, tandis que la dernière photo montre Mel Seabourn à bord de ce même sous-marin. Nous cherchions des objets à conserver en souvenir. Nous n'avons rien trouvé. De peur d'être pris sur le fait, nous avons rapidement déguerpi. On trouvera ci-joint des exemplaires de ces photographies. Il est trop tard pour modifier les écrits sur ces sous-marins allemands, mais j'espère qu'on mentionnera le rôle du Sackville dans les archives qui le concernent.
J'aimerais mentionner certains autres événements, à mon avis dignes d'intérêt, survenus quand j'étais à bord du Sackville. Je suis arrivé à Halifax tout de suite après les émeutes qui ont secoué la ville, le Jour de la Victoire en Europe. Comme la plupart des épisodes, aujourd'hui oubliés, de la guerre, ces émeutes qui impliquaient surtout des membres de la marine, constituent un étalage de folie répugnant et outrageant. Le centre-ville de Halifax a été entièrement détruit. Pendant une longue période après ces événements, le personnel des Forces s'est vu interdire l'accès à bien des secteurs de la ville. De plus, une épidémie de maladies transmissibles sexuellement s'est déclarée, et on a dû multiplier les efforts pour en contenir l'expansion. Il était humiliant d'avoir à se soumettre à des examens périodiques, et de recevoir des consignes à propos d'une trousse prophylactique et un paquet de condoms des mains d'une infirmière de la marine.
Nous étions également à quai au moment de l'explosion de Halifax durant la Seconde Guerre mondiale. Cette explosion n'a pas été aussi dévastatrice, tant s'en faut, que l'explosion qui avait eu lieu pendant la Première Guerre mondiale, mais elle n'en était pas moins troublante à tous égards. Les dégâts étaient moins importants à Halifax parce que le dépôt de munitions se trouvait du côté de Dartmouth, dans le bassin de Bedford. Je ne me rappelle pas l'étendue des dommages, mais ils étaient considérables. Nous étions en retrait par rapport au bassin de Bedford et nous n'avons pas subi de dégâts, mais nous avons senti les effets de la déflagration. Plus tard, on a réquisitionné les services du personnel militaire pour nettoyer les débris et cela comportait des risques. Plusieurs membres de l'équipage, dont moi-même, ont reçu ordre de chercher les munitions chargées au milieu des buissons. À un peu plus d'un kilomètre du lieu de l'explosion, j'ai trébuché contre plusieurs obus actifs de 20 mm et j'ai aussitôt battu en retraite aussi rapidement que possible pour signaler l'incident. L'inquiétude persistait, chez nous comme chez tous les citoyens de Halifax et de Dartmouth, tandis qu'on remorquait dans le port des barges et des barges remplies de munitions chargées, pour aller les larguer au large. La menace de l'explosion d'une de ces barges nous hantait.
Pour poursuivre sur une note plus gaie, il m'est arrivé d'aider l'un de nos premiers maîtres à réparer le moteur de la vedette du capitaine et à la remettre à neuf. Elle n'avait pas servi depuis mon arrivée à bord. Étant donné que nous ne disposions pas de nouvelles pièces, nous avons soigneusement démonté le moteur pour en polir tous les éléments, et le remonter. Le tour était joué. Ensuite, nous avons nettoyé la vedette et nous lui avons donné un coup de peinture. Le capitaine n'a jamais utilisé la vedette ou « l'écrémeuse », comme on l'appelait dans la marine. Selon qui était l'officier de service, on nous laissait parfois la mettre à la mer pour que nous, les marins, puissions faire un tour dans le port. Si nous pouvions convaincre suffisamment de membres de l'équipage de mettre en commun le peu d'argent que nous avions en notre possession, nous allions à Dartmouth acheter autant de caisses de bière que nos moyens le permettaient. Nous allions ensuite au bassin de Bedford où les navires marchands jetaient l'ancre et nous revendions clandestinement les caisses de bière aux marins de ces navires. Nous parvenions ainsi à presque doubler notre mise. Je ne sais pas comment il se fait qu'on ne nous ait jamais attrapés ni dénoncés. Mais notre stratagème a pris fin le jour où quelques-uns de nos officiers sont arrivés en trombe à la poupe du Sackville, où ils nous ont surpris. Il a fallu renoncer à se servir de la vedette.
Et puis, il y avait les filles. Si nous étions au port un dimanche soir, les plus jeunes membres de l'équipage, dont je faisais partie, allaient aux rencontres du « groupe de jeunes », à l'église, au sommet de la colline. Nous aimions bien pouvoir savourer des gâteaux et des biscuits faits à la maison, mais c'était aussi un bon endroit pour rencontrer des filles. Toutefois, le ministre du culte et les dames du coin nous avaient à l'œil et nous pouvions rarement raccompagner une jeune fille chez elle. J'ai rencontré une jeune fille à la salle de danse de Dartmouth. Nous aimions bien danser le « jitterburg ». Nous nous rencontrions seulement à la salle de danse, mais j'ai fini par la raccompagner chez elle et j'ai rencontré sa mère. Cette femme était généreuse, elle faisait ma lessive et même si elle avait une grosse famille, j'avais toujours ma place à table à l'heure du souper, si je pouvais me libérer. Je n'ai jamais rencontré son mari, un marin marchand qui était absent depuis plusieurs mois. Quant à sa fille, nous étions amis elle et moi, et nos fréquentations se limitaient à nos sorties à la salle de danse. Je ne sais trop pourquoi. Sauf qu'une fois, j'avais accompagné la fille et la mère à Liverpool pour qu'elles puissent passer le week-end avec le frère de celle-ci. J'avais emprunté une voiture pour l'occasion. Quand il n'a plus fait aucun doute que mon service à bord du Sackville tirait à sa fin, la mère de cette amie m'a demandé si j'avais l'intention d'épouser sa fille. J'en suis resté sans voix. Ce jour-là j'ai quitté leur maison et depuis, je ne les ai plus jamais revues.
Je me souviens que nous apportions un cadeau à nos hôtes pour leur témoigner notre gratitude. La plupart du temps, nous chipions de la nourriture dans le congélateur à viande, des aliments de base ou des saucisses, du bacon, toutes ces denrées qui continuaient de se faire rares, à terre. Pour y parvenir, nous devions consacrer beaucoup de temps à trouver le code grâce auquel nous pouvions pénétrer dans les casiers frigorifiques. Un jour, notre capitaine, qui n'était pas bien sévère, nous a vertement réprimandés à cet égard. Mais il n'a pris aucune mesure punitive car tout le monde l'avait déjà vu quitter le navire un paquet sous le bras, le week-end, lorsqu'il rentrait chez lui.
En avril 1946, c'était le désordre à bord. L'équipage était devenu insuffisant pour gérer le navire qui ne quittait plus son poste de mouillage au « French Cable Wharf », et qui avait un réel besoin d'être repeint et bichonné. Il ne restait plus qu'un ou deux officiers à bord, et personne que l'on puisse vraiment qualifier de cuisinier. Et puisque le capitaine était chez lui la plupart du temps, personne ne semblait savoir si nous pouvions quitter le navire ou non. La base des libérations, sur le NCSM Peragrin à l'arsenal de la marine à Halifax, était fermée, et il y avait apparemment des retards dans les autorisations de libération. C'est à cette époque que le capitaine McKenna m'a transmis l'ordre de me présenter au remorqueur de haute mer de la marine, le NCSM Glenside. Ce n'était pas une surprise parce qu'il y avait beaucoup de travail pour les remorqueurs de la marine et trop peu de personnel. Mais le capitaine McKenna était d'avis que c'était une idée stupide parce que je devais bientôt recevoir mon certificat de libération, et il a fait le nécessaire pour que je demeure sur le Sackville.
En mai, il ne restait plus qu'une douzaine de marins sur le Sackville. Un jour, un remorqueur de la marine est venu chercher le navire pour le remorquer jusqu'au quai commercial, au centre-ville de Dartmouth. Sans officiers, sans officiers mariniers, sans cuisinier et sans argent, nous étions laissés à nous-mêmes. Plus tard, des membres du personnel de la marine sont montés à bord pour enlever le drapeau (que j'ai fini par récupérer) et ils sont repartis avec tous les documents qu'ils ont pu trouver. Sauf qu'ils n'avaient aucun ordre concernant les autres membres d'équipage et moi-même. Nous sommes restés sur le navire une semaine ou même plus. Entre-temps, des représentants de deux différentes sociétés sont venus nous dire qu'ils avaient l'intention d'acheter le Sackville et qu'ils désiraient nous engager pour maintenir la vocation du navire et poursuivre le travail de récupération. Même si le salaire était alléchant, nous avons tous refusé.
Les agents de la GRC sont aussi montés à bord plus d'une fois pour tenter de nous recruter comme membres d'équipage de bateaux patrouilleurs. La contrebande de biens militaires volés allait bon train en mer et il leur fallait absolument trouver des équipages pour leurs bateaux patrouilleurs. Quand j'y repense aujourd'hui, je regrette de ne pas avoir accepté cette offre. Nous errions, tel un équipage oublié, à bord du Sackville déclassé du service. Je ne me souviens pas exactement comment c'est arrivé, mais je pense que deux d'entre nous ont décidé de leur propre chef de se rendre à la base côtière permanente de la marine à Halifax (Stadacona), pour voir de quoi il retournait. Quoi qu'il en soit, nous avons finalement reçu l'ordre de nous présenter au quartier-maître du NCSM Stadacona, où on nous a donné chacun une chambre. J'ai emballé tout mon matériel, et j'ai rempli un sac marin que j'avais en réserve de tous les outils nécessaires pour sectionner les câbles, et d'autres encore qui, à mon avis, pouvaient m'être utiles. J'ai aussi emporté quelques babioles que j'ai prises sur le navire, par exemple un couteau, une fourchette, une cuillère, un couteau à gaine qu'utilisent les marins et quelques articles décoratifs. Malheureusement, mon sac marin a été volé quand j'étais à Stadacona. Nous y sommes restés plusieurs jours et nous passions le plus clair de notre temps à tâcher de récupérer nos maigres arrérages. Nous n'avions toujours pas obtenu de certificat de libération. J'ai fini par recevoir mes arrérages en même temps qu'un billet de train pour Toronto et l'ordre de me présenter à la base navale du NCSM York, à Toronto (c'était une bonne nouvelle étant donné que mes parents avaient quitté Montréal pour revenir s'installer à Toronto). J'ai dû attendre encore une semaine, après mon arrivée à Toronto, pour être officiellement démobilisé. Je dois préciser qu'on signale, sur mon certificat de libération, que j'ai servi quelque temps sur le « Glenside », bien que ce ne soit pas le cas.
Est-ce que j'éprouve du regret quand je pense à cette époque où j'ai servi dans la marine? Pas le moins du monde. J'ai toutefois été déçu d'apprendre que je devrais attendre un an et demi pour être admis dans une école secondaire de la région de Toronto, à cause du trop grand nombre de membres du personnel militaire inscrits dans ces écoles. Je n'ai jamais obtenu mon diplôme d'études secondaires.
En terminant, la personne qui a volé mon sac marin l'a peut-être fait parce qu'elle croyait que le drapeau s'y trouvait. Mais j'avais pris soin de le cacher au milieu de mes vêtements. À l'occasion d'un voyage pour rencontrer des membres de la marine à Digby et à Cornwallis en 2001, ma femme et moi avons pris le temps de visiter le Sackville et de rendre le drapeau au navire.
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