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Les mémoires de Gordie Bannerman

L’avance sur Rome

Le régiment s’est mis en route soudainement vers une zone de concentration où les troupes préparaient une offensive contre les lignes Hitler et Gustav. Le 17 mai 1944, en prévision de notre déplacement dans la vallée du Liri, nous avons dû traverser le terrain plat menant à Cassino. Le sol à cet endroit était criblé de trous de bombe qui s’étaient remplis d’eau, et une odeur fétide s’en échappait. Il y avait partout des arbres et des arbustes détruits par des obus et des bombes. Les carcasses calcinées et sans chenilles de chars alliés s’ajoutaient aux débris des trois batailles livrées auparavant dans le secteur et qui souillaient tout le paysage. Il y avait aussi l’odeur poignante des cadavres. J’ai dit souvent par la suite qu’on pouvait sentir la mort et l’odeur des corps en décomposition à des milles de Cassino. Les ruines cachaient des milliers de corps. La ville n’était plus qu’un amas de décombres retournées maintes et maintes fois sous l’impact des bombes et des obus.

Passés Cassino, nous pouvions voir l’Abbaye du Mont-Cassin, qui dominait toute la région depuis son emplacement au sommet de la montagne. De cet endroit, vous pouviez observer le territoire des milles à la ronde. Je pense que l’Abbaye est passée sous le contrôle des troupes polonaises le 18 mai, ce qui allait favoriser la 1re Division canadienne qui avançait le long de la vallée en contrebas. Nous avons poursuivi notre route vers le secteur de Pignataro les 19 et 20 mai, et y avons établi notre première position de tir. Le PCR, d’habitude aménagé un peu plus à l’arrière des canons, s’est retrouvé à quelques centaines de pieds sur la gauche de mon ancienne équipe, la troupe E. Le poste de commandement occupait une maison toujours en bon état, et c’est ici que le régiment devait se préparer à soutenir la 1re Division canadienne, ou quiconque avait besoin de notre puissance de feu. Nous avons eu tout de suite le sentiment désagréable que les choses pouvaient se corser. Le mont Cairo se trouvait sur notre droite et toujours sous le contrôle de l’ennemi. Il dominait toute la vallée et depuis leurs positions tout là-haut, les troupes ennemies avaient nos arrières dans leur mire.

Cassino au mois de mai 1944.

Je devrais mentionner qu’entre Cassino et Pignataro, en direction vers la zone de position de tir, nous avons emprunté la route 6 qui bifurque vers le chemin conduisant à Pignataro. Cette route traversait un champ de bataille où les troupes s’étaient affrontées la veille. Le sol était couvert de cadavres des deux camps, jonché de chars et de véhicules calcinés, et de canons antichar ennemis abandonnés qui avaient été renversés à la croisée des chemins. C’était une superbe journée ensoleillée, mais l’air était imprégné de la puanteur de la mort. Plus bas le long de la route persistait encore le nuage de fumée créé pour masquer les manœuvres sur la route 6 et dans le reste de la vallée. La tactique s’avérait plutôt inutile et nuisait davantage à l’attaquant qu’à l’ennemi quand le vent changeait de direction. Le nuage de fumée stagnait sous les positions de l’ennemi, établi en terrain élevé.

À Pignataro, nos artilleurs savaient qu’ils étaient surveillés depuis la montagne à l’arrière-droit. On avait donc descendu les canons creux dans le sol et pris soin de creuser de profondes tranchées et de les ceinturer de hauts murets de terre. Au moment où les artilleurs s’activaient à creuser, les chars de la BDC sont arrivés. Pas un des équipages, sauf quelques rares exceptions, n’avaient vu un tir de canon. Des cavaliers se sont permis de rappeler aux artilleurs que leurs projectiles avaient une portée de dix milles et ont questionné l’utilité d’un tunnel jusqu’en Chine. Nos gars ont rétorqué qu’ils ne donnaient pas cher de leur peau si une bombe leur tombait dessus. Voulant s’éviter du travail, les cavaliers ont refusé de prendre la pelle.

À la même période à peu près, j’étais allé m’asseoir sous la carrosserie à l’arrière du camion de service du PCR pour lire une lettre que m’avait adressée Audrey Bakrud, une fille des Prairies. C’était une chaude journée de mai et je me tenais à l’ombre. L’écrasement d’une série d’obus de mortier pas très loin à ma gauche a mis subitement un terme à ma lecture et à mes rêvasseries. D’autres obus ont suivi et explosé. Des éclats ont percuté le côté du camion, et je me suis dit que si je courais vers la maison, je risquais d’être touché. Je me suis plutôt allongé sur le ventre et me suis couvert la tête avec le bras gauche. D’autres projectiles se sont écrasés et j’entendais le sifflement des éclats qui fendaient l’air. Le suivant a touché la roue avant du camion, du côté passager. Il y eût le bruit assourdissant de l’obus qui éclate, un éclair puis un nuage de poussière. Je me suis retrouvé à genoux, je n’entendais presque plus rien à cause de l’explosion, mais j’étais capable de bouger la tête. Je savais que je devais être blessé, mais tout mon corps était engourdi. Du sang s’est mis à couler le long de ma joue gauche. Ça m’a réveillé d’un coup et j’ai bondi à l’intérieur du PCR dans une posture tellement désarticulée qu’à ce jour, Chuck Watson se demande comment je m’y étais pris. L’aumônier Fraser est venu à ma rencontre, en fait, je l’ai pratiquement renversé dans ma course. Il m’a demandé ce qui s’était passé et je lui ai répondu : « Vachement trop chaud pour moi dehors ». Tout ce temps, je n’avais pas desserré les doigts sur la lettre que j’étais en train de lire. Ce n’était plus qu’un morceau de papier froissé et trempé de sueur.

Watson m’a demandé ce qui s’était passé. Je lui ai dit que l’ennemi avait pilonné son bureau. Notre médecin militaire voulait voir l’entaille sur mon visage. Vous devriez plutôt vous occuper du caporal signaleur du CRTC, lui ai-je dit, parce que ce jeune homme assez costaud a l’arrière-train et les jambes criblés de plusieurs centaines de shrapnels. Le docteur Strashin m’a répondu qu’il allait bien et qu’il voulait regarder ma blessure, après quoi il a appliqué un morceau de sparadrap sur ma joue gauche. Je suppose qu’en soignant ma petite blessure d’abord, il laissait le temps à la morphine de faire effet chez le caporal, ou voulait lui donner l’impression qu’il s’en était tiré pas si mal. Ce caporal avait écopé dur. Un obus de mortier avait explosé sur le rebord supérieur de sa tranchée. S’il s’était allongé sur le dos, je suis certain qu’il aurait été tué.

Stationnés dans le secteur de Pignataro, nous observions les flammes engloutir les maisons et les meules de foin, et les éclairs qui accompagnaient l’explosion des obus. La bataille se déroulait sur notre flanc arrière droit, sur cette portion de la route 6 qui longeait les montagnes contrôlées par les Allemands. Ils nous observaient depuis les hauteurs et nous tiraient droit dessus. Nous aurions souhaité que la 78e Division britannique prenne l’initiative et rapproche son front de notre position, ou mieux encore, qu’elle continue d’avancer et se distance davantage de notre flanc. Nous avions installé des fumigateurs en bordure de la route 6, mais la fumée n’obstruait en rien la vue des observateurs allemands plus haut dans la montagne. On nous avait dit également que le corps d’armée polonais avait fait preuve d’énorme bravoure et s’était emparé de l’Abbaye du Mont-Cassin, que les parachutistes allemands avaient quitté le secteur le 18 mai et s’étaient infiltrés dans la position établie avant Aquino.

L’après-midi du 21 mai, le bombardement était intense tant sur notre position que sur son périmètre. Le son des obus qui s’écrasaient, certains tout près, parvenait jusqu’à nous qui étions dans la maison abritant le PCR. À la suite d’une extraordinaire explosion, le sergent suppléant Applegren s’est précipité à l’intérieur du poste de commandement, visiblement ébranlé : « Ils sont tous morts, ils ont tous été tués » a-t-il dit. Il a fallu un moment pour le calmer, puis nous avons appris que l’explosion avait fait beaucoup de blessés ou de morts parmi les gars de la troupe E. Mon ancienne troupe! J’ai empoigné une civière et dit au sergent suppléant Sharpen, notre sous-officier médical, d’en saisir l’autre extrémité. Nous sommes sortis et avons descendu en courant la route qui menait à la troupe. La pluie de projectiles ennemis ne démordait pas. Nous étions tout près quand une scène d’une indescriptible horreur nous a figés sur place! Des membres déchiquetés avaient été dispersés de tous bords, tous côtés, de la fumée se dégageait encore d’un corps morcelé coincé dans les mailles d’un filet de camouflage qui continuait de brûler. J’ai dit à Sharpen que nous ne pouvions rien faire ici, et avons continué d’avancer vers quelqu’un que j’apercevais et savais être le sergent Sid Robertson.

Sid était agenouillé au-dessus d’un soldat et lui ligotait les jambes déchiquetées par une bombe avec un fil de fer. Nous nous sommes effondrés à ses côtés et j’ai murmuré : « Un de nos gars? » Sid a répondu : « Oui, Johnny Peltier. » Il a ensuite retourné le corps. « Sid, il est mort. » « Bon sang Gordie, il n’est pas mort », a été la réponse de Sid. La jeep-ambulance du corps médical est arrivée, nous avons empoigné le corps de Johnny et l’avons glissé à l’intérieur. Deux ou trois autres corps ont été ramassés, puis le véhicule est reparti. Johnny est mort avant d’être hissé dans l’ambulance, sinon immédiatement après.

Le bombardement se poursuivait et semblait se déplacer sur notre droite, près de l’endroit où les chars de la BCD étaient stationnés. Nous allions avoir besoin de détachements d’inhumation, me suis-je dit, parce que ce serait une triste tâche pour les artilleurs qui avaient survécu de ramasser les corps démembrés de leurs amis et de creuser des tombes. Je suis retourné au PCR où j’ai réuni quelques gars. Pelles et pics en main, nous nous sommes arrêtés à quelques centaines de pieds derrière la position de la troupe E. Là se trouvaient des tranchées allemandes, elles étaient profondes, tout ce qui nous restait à faire c’était de les prolonger. Pendant que nous creusions, les canons ont de nouveau été la cible de tirs ennemis et quelques obus ont éclaté plus loin devant nous. Les artilleurs de la troupe E ont commencé à transporter leurs morts pour que nous les enterrions dans les tombes que nous avions préparées. L’aumônier Fraser est venu nous rejoindre et a prononcé quelques paroles d’une voix calme empreinte de la dignité qu’imposaient pareilles circonstances.

Le 21 mai 1944 a été une longue journée pour tout le personnel. Beaucoup d’hommes ont été blessés ou perdu la vie ce jour-là. Tel a été le sort du caporal Bragg, le cuisinier de la troupe E. C’était un homme brave et il nous a quittés à l’âge de 27 ans. Il préparait le repas quand un obus a éclaté près de son aire de travail. Nous ne saurons jamais pourquoi Bragg se trouvait à un endroit aussi exposé aux tirs ennemis. Il avait tout d’abord une tâche à remplir et ne pouvait tout simplement abandonner son poste quand le bombardement a commencé. Il se servait d’un type de brûleur dont le rugissement couvrait le moindre bruit, quel qu’il soit. J’ai mentionné les remarques peu obligeantes des cavaliers de la BCD à l’égard de nos artilleurs – le fait que leurs tirs couvraient dix milles et qu’ils creusaient comme des chiens de prairie. Le plus triste, c’est que lorsque la troupe E a essuyé le barrage d’artillerie ennemie et que Johnny Peltier a été tué, l’une de ses jambes déchiquetées a été projetée dans les airs et est venue cogner contre un char de la BCD. Ces nouveaux cavaliers ont vu ce qu’un obus pouvait faire d’un corps humain. À partir de ce moment-là, ils n’ont plus attendu les ordres pour creuser, et creuser creux, pour rouler ensuite leur char par-dessus la tranchée en guise de protection supplémentaire. En succombant, Johnny a peut-être sauvé la vie d’autres compagnons d’armes.

Photo du cimetière de guerre de Cassino, prise en 1999. On aperçoit les tombes des soldats du Commonwealth qui ont perdu la vie à la bataille de Cassino et de la ligne Hitler, durant l’avancement des troupes vers Rome. L’Abbaye du Mont-Cassin a été reconstruite et surplombe toute la campagne avoisinante.

Le jour suivant, le 22 mai, l’artillerie ennemie s’en est prise de nouveau à la troupe E, tuant cette fois Jock Warner et blessant plusieurs autres. Le colonel Armstrong a décidé de déplacer les artilleurs sur la gauche du PCR, jugeant leur position devenue trop dangereuse depuis que des chars et d’autres véhicules circulaient dans la zone et attiraient une concentration de tirs ennemis. Les membres inoccupés du PCR ont donné un coup de main aux équipes de la troupe E pour creuser de nouveaux trous à canon; quand c’était terminé, les artilleurs de la troupe ont abandonné leurs canons le temps de ramener les tracteurs d’artillerie à la nouvelle position de tir et, en deux temps, trois mouvements, ils s’étaient réinstallés et tiraient sur les objectifs au fur et à mesure qu’on les leur désignait. J’ai alors décidé de longer la route pour aller saluer mon ancienne troupe. Je discutais avec le sergent Bill Stickney et l’équipe quand des ordres de tir ont été donnés; les hommes aux postes de combat et l’équipe du canon se sont activés aussitôt. Bill m’a dit : « Gordie, on n’a pas besoin d’aide, pousse-toi un peu. » J’ai fait un pas de côté et comme Bill se tenait debout et criait les ordres de tir, les artilleurs allemands ont riposté. Des obus ont explosé et touché le parapet, déclenchant une pluie de mottes de terre qui s’abattaient sur Bill, son équipe et moi. Aucun des membres de l’équipe de Bill ni aucun autre artilleur de la troupe n’a jamais cherché à se protéger en s’allongeant sur le sol. Avec discipline, pure discipline et dans un moment très éprouvant, ils ont continué de répondre à chaque ordre de tir.

Bientôt, le bombardement a pris fin, et je suis retourné à la maison qui abritait le PCR. Le colonel Armstrong marchait de long en large en marmonnant qu’il fallait trouver une façon de nous rapprocher de l’ennemi pour l’avoir davantage dans notre objectif et mieux soutenir nos gars avec l’artillerie. Je lui ai dit que je quittais à peine les canons, que les artilleurs avaient fait preuve d’un tel courage et qu’ils apprécieraient sûrement les commentaires de leur colonel à ce propos. Il est sorti sans dire un mot et est parti dans leur direction. Les tirs ennemis reprirent. Le sergent Bill Stickney m’a raconté par la suite la visite du colonel : « Gordie, garde le colonel avec toi au PCR, parce qu’il est arrivé en balançant sa cravache, clamant quels piètres artilleurs faisaient les Allemands chaque fois qu’un obus s’écrasait. » Stickney a ajouté que les gars devaient se tenir debout et répondre au colonel pendant que les projectiles leur tombaient dessus, sans flancher, sans plier l’échine ou se mettre à l’abri. J’avais cru bien agir, mais c’était impossible de plaire à tous!

Ligne Hitler, le 23 mai 1944. Nos canons et toutes les pièces d’artillerie disponibles ont déclenché un furieux barrage pour soutenir la 1re Division canadienne qui tentait d’ouvrir une brèche dans la ligne Hitler. On ordonnait presque sans cesse d’exécuter une manœuvre William (William Target), une première dans l’histoire de l’Artillerie royale. Les canons de 19 régiments d’artillerie de campagne, neuf régiments d’artillerie moyenne, deux régiments d’artillerie super-lourde et, je crois, deux régiments d’artillerie antiaérienne lourde devaient tirer rapidement dix obus chacun. La zone-cible se trouvait près du flanc droit de la 1re Division, où l’ennemi préparait une contre-attaque à la gare d’Aquino et ses environs. Selon notre journal de guerre, 74 tonnes d’obus sont tombés dans cette zone en moins d’une minute. L’officier observateur aérien a rapporté peu de mouvement à la suite du bombardement.

Aquino était une épine au pied pour nos troupes assaillantes parce que l’ennemi occupait le secteur sur le flanc arrière droit de la 1re Division. La 78e Division britannique mettait fichtrement de temps à descendre la route 6 et pourtant, le général Burns lui avait donné l’ordre de harceler Aquino. Mais ni le général Burns ni le général Leese qui commandait la 8e Armée ne s’étaient montrés assez fermes dans les ordres transmis à la 78e, et comme personne ne voulait perdre plus d’hommes que nécessaire, on avait abandonné les Canadiens à leur sort.

C’est donc la 1re Division canadienne qui a ouvert une brèche dans la ligne Hitler, et l’offensive lui a coûté énormément cher en vies humaines. Notre rôle tirait à sa fin ce jour-là et notre colonel voulait que des détachements précurseurs aillent de l’avant et choisissent de nouvelles positions de tir pour profiter du moindre déplacement de l’ennemi à l’arrière. Comme tout le monde tentait d’avancer en même temps, la circulation est devenue un véritable cauchemar, à un point tel que les ambulances se dirigeant vers les hôpitaux et les postes de secours à l’arrière ne pouvaient plus passer. Aux morts s’ajoutaient maintenant les soldats qui succombaient à leurs blessures, faute de soins.

Nous avions percé la ligne Hitler, cependant les artilleurs allemands ne reculaient qu’après avoir vidé la culasse de leurs canons. Le SMR, l’estafette Sea Biscuit Clark et moi avons vu un de ces obus isolés atteindre un mur de pierres à une cinquantaine de pieds avant d’avoir pu établir sa foutue provenance. Un sifflement strident a fendu l’air entre nous. C’était l’obus qui avait touché le mur une fraction de seconde plus tôt, un projectile de 88 mm avec une vitesse à la bouche de 3 300 pieds à la seconde. Trois fois la vitesse du son. Inutile, donc, de plonger vers le sol après avoir entendu le sifflement puisque l’obus nous était déjà passé devant.

Notre artillerie a nécessité seize heures, de 20 h à midi, le 25 mai, pour franchir quatre milles et atteindre sa position en passant par Pontecorvo.  Je reviens au court trajet par la ligne Hitler jusqu’à notre position au-delà de Pontecorvo. Quand nous sommes arrivés à destination, nos canons étaient hors de portée et il a fallu nous déplacer de nouveau, cette fois à proximité de la rivière Melfa.

Le régiment a pu finalement dégager le terrible embouteillage créé par le mouvement des véhicules en direction et en provenance des premières lignes. Tout contrôle de la circulation semblait s’être éclipsé pour laisser place au chaos. Les membres du poste de commandement régimentaire dont je faisais partie ont pu enfin traverser le secteur où, quelques jours auparavant, avait eu lieu l’importante bataille. Les cadavres de soldats canadiens et allemands gisaient, parfois pêle-mêle, dans les fossés.

Nous sommes bientôt arrivés au point fort de la ligne Hitler. J’ai compté dix ou douze chars Churchill mis hors d’usage par un canon de 88 mm bien dissimulé sous des décombres. Les chars formaient un demi-cercle au centre duquel trônait la pièce d’artillerie responsable de la débâcle. Les tirs lui passaient parfois droit au-dessus, mais un peu plus bas sur la route, un obus l’avait atteint et projeté droit dans les airs. Son long tube maintenant inoffensif pointait vers le ciel. Toute la végétation avait été rasée à cet endroit, pas un seul brin d’herbe hirsute, on avait voulu en faire un terrain d’abattage, et c’en a été un! Des abris souterrains et des trous pour armes partout! La défensive allemande avait dans sa mire meurtrière nos fantassins de la 1re Division canadienne. Comment nos gars ont pu traverser ce champ de la mort est un tour de force qui tient de l’héroïsme.

Voici une copie des oeuvres de l’artiste de guerre Charles Comfort, tirée de la revue Liberty Magazine, appartenant à George Bannerman.

Nous avons atteint un peu plus loin les limites de Pontecorvo, dont subsistait peu de choses. Nous y avons fait halte pour le reste de la journée. Deux ou trois soldats du Seaforth Highlanders nous ont demandé si nous avions vu d’autres de leurs camarades sur notre route, n’ayant pu rassembler eux-mêmes que 23 gars de la compagnie C. Nous regardions ces jeunes hommes, ils étaient dans un état pitoyable!

Les chars Churchill mis hors d’usage par l’ennemi un peu partout étaient des chars britanniques appartenant au North Irish Horse. Le régiment comptait un nombre insuffisant de canons, mais ceux qu’il possédait avaient été confiés à des gars d’une exceptionnelle bravoure. J’ai mis la main sur une superbe mitraillette Beretta. J’en ai fait cadeau à Bob Anderson, qui s’est fabriqué un magasin avec le chargeur d’une Schmeiser. Il a transporté cette Beretta jusqu’en Hollande.

Nous nous trouvions ce soir-là dans un champ et ne pouvions faire un pas de plus. Je me suis mis à gratter une croûte qui s’était formée sur mon avant-bras – une incorrigible habitude – et j’ai compris que j’avais été touché deux ou trois jours auparavant quand le camion sous lequel je m’étais abrité avait été atteint par un projectile ennemi. J’ai délogé d’une chiquenaude l’éclat d’obus resté coincé dans mon bras. Le jour suivant, alors que j’étais en train de creuser une tranchée, j’ai vu une autre croûte, cette fois sur mon flanc droit. Elle camouflait elle aussi un éclat d’obus de mortier. À ma demande, notre médecin militaire y a jeté un coup d’œil et a réussi à déloger le fragment à l’aide d’une lime à ongles. Le capitaine Strashin a survécu à la guerre et a été plus tard dirigeant propriétaire d’une des plus grandes cliniques médicales à Toronto. Un type magnifique, plein de compassion.

Rivière Melfa, le 24 mai 1944. Les soldats des régiments Westminster et Lord Strathcona n’oublieront probablement jamais cette date. C’est ici que le lieutenant Perkins du Lord Strathcona et le major Mahony des Westies ont manœuvré avec une telle bravoure et pu renverser la vapeur de l’infernale machine de guerre en notre faveur. Fred West était sergent, sous-officier transport auprès du major Mahony à cette bataille. Nous ne saurons jamais comment une poignée d’hommes ont pu garder le contrôle de la tête du pont qui enjambait la rivière Melfa! Les actes personnels de bravoure, et il y en a eu beaucoup, n’ont jamais été consignés dans les livres d’histoire, mais ils demeurent gravés dans le cœur et l’esprit des quelques hommes qui se trouvaient là.

Le major Mahony était l’officier responsable de l’escadre B lors du cours de formation sur les tactiques d’offensive donné par la 5e Division et auquel j’ai pris part en décembre 1942. À la rivière Melfa, il s’est surpassé et grâce à son leadership a pu tenir la tête du pont dans des conditions extrêmes et favoriser ainsi l’avancement des troupes. En reconnaissance de son dévouement et de son héroïsme, le major Mahony a reçu la Croix de Victoria et a été décoré par le roi George VI le 31 juillet. Le lieutenant Perkins du Lord Strathcona Regiment a quant à lui été décoré de l’Ordre de service distingué.

Nous semblions faire des progrès malgré la densité de la circulation, mais à pas de tortue, comme s’il fallait des heures pour franchir quelques milles à peine. À proximité de la rivière Melfa, nous avons atteint un champ où quelques chars calcinés sinon enlisés dans le sol mou étaient dispersés ça et là. Nous avons vu un cavalier avancer dans notre direction. Je suis allé à sa rencontre pour lui parler mais il a répondu qu’il voulait être seul. Il m’a devancé puis s’est effondré deux ou trois pieds plus loin. L’aumônier et moi avons pu le remettre sur ses pieds et le SMR lui a donné à boire une gorgée de rhum régimentaire. Il nous a raconté qu’il était le seul survivant d’un char de la BCD qui s’était enflammé après avoir été touché par un tir de 88 mm. Un officier de la BCD accompagné de trois autres cavaliers nous ont rejoints juste à ce moment-là. Ils ont eu droit eux aussi à une ration de rhum, puis l’officier nous a appris que lui et ses compagnons étaient les seuls survivants des équipes assignées à quatre chars. Le cavalier à qui nous avions parlé tout d’abord appartenait à un escadron différent. Quand l’officier a su qu’il était chauffeur de char, il a avalé sa dernière gorgée de rhum puis a déclaré : « J’ai maintenant une équipe complète de survivants. Allons tirer ce char qui s’est enlisé et regagnons la bataille. » Ce qu’ils ont fait.

Le major Mahony.

Peu de temps auparavant, notre position de tir était entourée de chars de la BCD, puis au début de l’assaut initial de l’escadron C, le régiment blindé a perdu sept chars. Ils s’étaient embourbés sur une route en déblai. Un artilleur allemand a tiré sur le dernier char en ligne, puis en six ou sept autres coups et quelques secondes, a fait une bouillie du reste des chars de l’escadron. Cela dit, il est remarquable que l’attaque n’a fait que deux morts et quelques blessés.

Durant cette avancée, les ingénieurs allemands avaient criblé les routes d’énormes cratères. En nous approchant de l’un deux, nous avons vu qu’un petit bulldozer en pièces détachées en tapissait le fond. Je connaissais le sergent ingénieur canadien responsable des travaux de réparation. C’était un bon vivant, un gros irlandais qui s’amusait à flanquer une tape derrière la tête de nos camarades les soirs de danse à Petawawa, en 1941. Je lui ai demandé ce qui s’était passé et il m’a raconté que le bulldozer avait commencé à remplir le cratère quand il avait cogné contre un obus que les Allemands avaient pris soin d’enterrer au fond du trou. À la question de savoir si l’opérateur avait été tué, il m’a répondu que non, il avait simplement été projeté une vingtaine de pieds dans les airs. À part quelques ecchymoses et meurtrissures, il s’en était bien tiré et allait pouvoir reprendre son travail dans quelques jours.

Ce soir-là, les avions allemands ont survolé notre position et bombardé une unité du Corps du génie royal canadien. Une unité britannique arrivée récemment s’était installée à proximité des ingénieurs et les gars de l’unité s’étaient mis à préparer leur thé sur des réchauds improvisés à l’aide de boîtes de conserve remplies de terre arrosée d’essence. Cette multitude de feux avait attiré l’attention de l’ennemi. Les projectiles ont fait plusieurs victimes dans le camp des ingénieurs et un nombre important de véhicules ont été détruits, tout ça à cause de la négligence de l’unité britannique à l’heure du thé. Le bombardement, les fusées-parachutes qui sillonnaient le ciel et les tirs de fusil et de mitraillettes Bren sur ces fusées, prises pour des parachutistes, n’avaient pas réussi à me tirer de mon sommeil.

L’avancée dans la vallée du Liri a été très rapide en raison du fait que l’infanterie et les chars avaient un pressant besoin de nos canons. Il y avait une telle congestion sur les routes que nous savions qu’arrivés au point critique, nos canons seraient déjà hors de portée, aussi, quand c’était possible, les artilleurs se mettaient en position, tiraient puis nous reprenions aussitôt la route. Nous étions bientôt dans le secteur de Pofi, où la 1re Division canadienne est venue prendre la relève de la 11e Brigade. Comme je faisais partie du personnel du poste de commandement régimentaire, je ne crois pas avoir jamais dépassé les limites de Pofi, mais le feu des artilleurs ne s’est interrompu qu’à la prise de Frosinone.

L’intervention du Corps d’armée canadien dans ce secteur a bientôt tiré à sa fin. Les Allemands battaient complètement en retraite, et la situation est devenue une question de politique. La division blindée sud-africaine les a pris en chasse, épaulée par la 78e Division et la 6e Division blindée britanniques qui, à nos yeux, n’étaient pas du tout pressées de rejoindre notre flanc droit. La marche sur Rome avait quelque chose de glorifiant et les Canadiens, même s’ils s’étaient battus vaillamment, en ont été privés.

Du 28 mai au 7 juin, nous sommes demeurés en périphérie de Pofi. C’est dans ce secteur que la 1re Division canadienne s’est frayé un passage au travers de notre brigade pour poursuivre l’offensive contre les Allemands en retraite. Nous saluions, exaltés, le régiment d’artillerie sur son passage, quand soudainement nous est parvenu le son terrifiant d’explosions aériennes au-dessus de la route empruntée par le régiment. Quelques secondes seulement se sont écoulées, puis un projectile a touché un tracteur d’artillerie qui a pris feu. La gigantesque volute de fumée provoquée par les flammes a eu pour effet d’intensifier les tirs ennemis. Le tracteur d’artillerie transportait des bidons d’essence contenus sous le filet tendu en travers du toit. En explosant, l’obus a troué les bidons et la cabine du tracteur. L’équipe du canon a aussitôt été aspergée d’essence, le tracteur a explosé et tué sur le coup les cinq ou six hommes à l’intérieur. Nous n’avons rien pu faire pour les sauver. Tout ça semblait irréel puisque l’instant d’avant, nous les avions salués et acclamés à leur passage, et une fraction de seconde plus tard, ils étaient morts.

Plus tard dans la journée ou le lendemain, un groupe de femmes et d’enfants sont arrivés en criant dans notre secteur; ils venaient d’un groupe de bâtiments agricoles situés à environ un quart de mille sur notre gauche. Nous avons d’abord eu de la difficulté à comprendre ce qu’ils essayaient de nous dire, tellement ils étaient survoltés et terrifiés. Ils semblaient craindre le retour de quelqu’un et il était clair que ce qui s’était passé était horrible. Au PCR, il y avait un gars, Al Tumino, qui parlait italien. Il a pu nous expliquer que des Noirs étaient revenus, avaient tué le grand-père et violé une jeune fille. Il nous a fallu réfléchir un moment pour établir qui étaient ces hommes. Les troupes franco-marocaines avaient en effet traversé ce secteur au fort de l’offensive. Bill Lloyd, un sob2 d’une autre batterie, Al et moi avons escorté le groupe en larmes vers une maison de ferme située tout près.

Un vieil homme gisait sur le sol, il avait été fusillé et transpercé par la lame d’une baïonnette, nul doute qu’il était mort. Une jeune fille en pleurs avait sur le corps les marques des sévices qu’elle avait subis. Les gens ici ont accusé 18 goumiers, des soldats berbères marocains de l’armée française, du viol et du meurtre dont ils avaient été témoins. « Gordie, il faut se mettre à leur trousse », m’a dit Bill Lloyd. « Je ne suis pas armé, lui ai-je dit, comment allons-nous les forcer à nous suivre? » Bill frappa de la main son pistolet de calibre .38, « Avec ça! » a-t-il dit. Je ne voulais rien entendre. « Et que ferais-tu si c’était ta sœur? » J’ai répliqué que les gars qui avaient fait ça étaient nos alliés. Il y avait anguille sous roche à mon avis. J’ai réussi à calmer Bill et il a convenu avec moi que nous ne pouvions nous en prendre aux Forces françaises libres. Valait mieux tout raconter au maire de la ville. Sur ce, nous avons quitté les lieux.

Le jour suivant, le même groupe est revenu dans notre secteur en criant que les Noirs étaient de retour. Le temps que nous arrivions à la ferme, ils avaient disparu. Nous avons pu convaincre ces gens d’aller trouver refuge à Pofi. Nous avons finalement su ce qui s’était réellement passé. Le grand-père était un fasciste et avait affirmé aux goumiers durant l’avancée de leurs troupes sur le territoire qu’ils ne trouveraient pas d’Allemands chez lui. Il mentait. Des Allemands dissimulés derrière un mur de pierre ont ouvert le feu et tué plusieurs d’entre eux. Les goumiers étaient revenus sur les lieux pour venger la mort de leurs camarades.

Quelque chose d’étrange est survenu vers le 29 mai 1944, dans un secteur où le lieutenant Jack Dowling avait été grièvement blessé à la suite d’une explosion d’un obus aérien; il avait eu le dos et le cou lacéré par une quantité faramineuse de fragments d’obus. Pendant que nous nous trouvions dans ce secteur, une religieuse est venue au PCR, et avec l’aide d’Al Tumino, elle a pu nous expliquer qu’un civil italien avait été tué par un tir d’obus un jour ou deux auparavant. Elle voulait que nous transportions le corps et les membres de la famille à l’église d’un village pour qu’une messe puisse être donnée et la dépouille enterrée au cimetière.

Le capitaine-adjudant a été informé du fait que nous ne pouvions acquiescer à la demande de la religieuse, et c’est moi qui ai dû s’occuper de cette affaire. Chuck Watson et moi semblions avoir le chic pour flairer l’étranger et l’inhabituel, aussi sommes-nous repartis, Chuck et moi, la religieuse, Al Tumino et peut-être bien Stu Goldstone ou John Wiebe, de la section de topographie, en direction d’une maison de ferme, de l’autre côté de la route. Nous n’avons eu aucune difficulté à trouver la chambre où reposait le corps. Il suffisait de suivre les mouches car le pauvre gars était mort depuis quelques jours déjà et il faisait chaud. Il était entouré d’une dizaine de membres de sa famille qui pleuraient et se lamentaient.

J’ai décidé que la meilleure chose à faire dans les circonstances était de l’enterrer sur-le-champ. Nous avons dû sortir dehors tellement l’odeur était irrespirable. Nous avons trouvé des trous d’armes allemands qui pouvaient servir de sépulture si nous les élargissions un peu. Al s’est entretenu un instant avec la religieuse, qui est ensuite venue égrener son chapelet au-dessus de la fosse. Nous avons glissé la dépouille sur une porte trouvée quelque part puis couvert le corps d’une couverture dont pas un membre de la famille ne voulait se départir. Nous avons transporté la dépouille à l’extérieur puis j’ai demandé à Al de ramener tout le monde à la maison. Au compte de trois, nous avons basculé la planche en gardant la couverture. Nous avons appelé la religieuse pour qu’elle vienne réciter une prière, après quoi nous avons repris les pelles pour enterrer le mort. En ces temps différents, c’était l’unique sépulture que nous puissions donner à cet homme.

Durant notre avancée dans la vallée du Liri, nous sommes tombés sur un secteur où les Allemands avaient creusé beaucoup de trous pour armes, et nous avons eu le sentiment que Stan et les Perths étaient passés par ici. Une multitude de cartouches de mitrailleuse, une superbe paire de jumelles Zeiss, ou devrais-je dire, les restes d’un périscope puisqu’un tireur d’élite de l’infanterie canadienne avait fait un trou en plein centre – une véritable trouvaille, mais plus du tout utile – bref, tout indiquait qu’on s’était battu et ferme.

Parmi tout ce bric-à-brac, il y avait des masques à gaz allemands, preuve non équivoque d’une retraite soudaine. Un soldat allemand n’abandonnait son masque à gaz qu’au dernier moment de la retraite, sa capote étant la seule autre chose dont il ne se séparait jamais, beau temps, mauvais temps.

En regardant autour de moi, j’ai vu des provisions dans une tranchée, une dizaine de boîtes de sardines King Oscar estampillées Fabrik Norge (d’origine norvégienne), un carton de fromage et deux grosses boîtes contenant chacune vingt livres de confiture durcie. L’une d’entre elle avait été ouverte; les guêpes s’y infiltraient et repartaient avec des morceaux de confiture. J’ai crié au reste des copains de venir jeter un coup d’œil. J’ai ouvert une boîte de ces délectables sardines King Oscar et n’en ai fait qu’une bouchée. En fouillant dans ma poche, j’ai mis la main sur un biscuit de mer (hard tack) que j’ai utilisé comme cuiller pour prendre un peu de la confiture. Certains voulaient m’arrêter, craignant l’empoisonnement, ce à quoi j’ai répondu que si c’était le cas, toutes les guêpes seraient mortes. Je n’ai soufflé mot sur le fait que j’avais repoussé du doigt quelques guêpes inertes, et j’ai attribué plutôt leur mort à la gourmandise. Toutes les sardines et une trentaine de livres de confiture avaient disparu le jour suivant ou le surlendemain. Nous croyions alors que les Norvégiens jouaient double jeu en apposant une marque particulière sur les boîtes de sardines livrées aux Allemands. J’imagine que la décision d’approvisionner ou pas l’ennemi ne leur appartenait pas vraiment.

Le 4 juin 1944, les alliés ont conquis Rome, la première capitale d’un pays de l’Axe à être reprise durant la Seconde Guerre mondiale. Écarté de l’échiquier de la guerre, le Corps d’armée canadien n’a pas pu participer à la capture de Rome. Une pilule amère à avaler. Les Canadiens avaient tant souffert dans la vallée du Liri et pourtant, on les a privés de cette grande finale. Politique et egos, celui du général Mark Clark plus particulièrement, ont contribué largement à cette décision, de même que bien d’autres événements dont nous, simples soldats, n’avons jamais rien su. On a fait appel à la division blindée sud-africaine aux dernières étapes de la bataille menant aux portes de Rome. Une question de politique encore une fois. Les seuls Canadiens qui ont marché aux côtés des vainqueurs dans la capitale romaine ont été les soldats de la Force d’opérations spéciales, qui comptait également des Américains.

C’était comme ça, point final, et il fallait s’y faire. Nous avons dû nous regrouper, remettre l’équipement en état, accueillir les blessés à leur retour de l’hôpital et assigner des remplaçants aux postes de nos copains blessés ou tués au combat. Au début de juin, le général Hoffmeister et nous avons pris part à un service commémoratif pour rendre hommage aux camarades qui nous avaient quittés. Johnny Peltier, Peter (Bubbles) Wunder, et tous les autres qui sont morts. Nous, survivants, ne les avons jamais oubliés.

Rome était tombée et tout naturellement, nous, qui faisions partie du Corps d’armée canadien, pensions pouvoir obtenir un congé et passer quelques jours dans la capitale. Négatif. Rome a été décrétée hors limite pour tous sauf les soldats de la 5e Armée américaine. Contrariés et boudeurs, nous avons cependant eu le bonheur de recevoir la visite de la Number One Canadian Entertainment Company, un groupe d’hommes et de femmes qui partaient en tournée pour divertir les troupes. Les filles de la troupe nous ont raconté qu’en remontant la vallée du Liri jusqu’à notre secteur, beaucoup d’entre elles étaient tombées malades à la vue des affres de la guerre et à l’odeur laissée dans son sillon. Des cadavres des deux camps gisaient toujours dans les fossés, et bien sûr, l’odeur terrible de la mort et des corps en décomposition stagnait dans les décombres de Cassino. De quoi ébranler même le plus endurci d’entre tous. Mais à l’heure du spectacle, quelle prestation ils ont donné. Ils nous rappelaient notre coin de pays. BON SANG QUE ÇA NOUS A PLU!

Juin 1944 : période de regroupement et de réentraînement. L’état-major était d’avis que les efforts des Canadiens durant la bataille menant à la vallée du Liri avaient manqué de coordination à bien des égards. Une partie des colonels d’infanterie ont été relevés de leurs fonctions faute de n’avoir pas exercé suffisamment de pression durant l’attaque et d’avoir perdu contact avec l’ennemi. Vrai, peut-être, mais le mot d’ordre a toujours été d’être courageux et de prendre les objectifs. Beaucoup a été écrit depuis que nous, les Canadiens, avons été la cible des critiques acerbes de la 8e Armée à propos de la circulation que nous n’aurions pas su contrôler et de certains rapports que nous aurions omis de transmettre durant la dure bataille. La vérité est qu’on avait fait de nous le bouc émissaire des hauts gradés qui avaient donné les ordres dans le feu de l’action, et dont il a fallu par la suite couvrir l’échec et protéger l’ego.

Les Canadiens avaient poursuivi leur avancée dans la vallée du Liri par des routes et des pistes secondaires, les seules qu’ils pouvaient emprunter. Les Britanniques longeaient les collines sur notre flanc droit, mais avaient accès à la route 6 qui leur facilitait grandement la tâche. Ils ont fait un travail lamentable pour ce qui était de protéger notre flanc droit. Les Français sur notre gauche, d’une certaine manière sous-estimés par la 8e Armée, ont pour leur part manœuvré brillamment.

Les Forces françaises libres, avec à leur tête le général Juin, s’étaient avancées dans les collines et se trouvaient plus loin devant nous, sur notre flanc gauche. Le général avait tenté d’expliquer aux Britanniques et aux Américains qu’il y avait peu de mérite à continuer de bombarder Cassino depuis le front au risque de perdre des milliers d’hommes. Valait mieux contourner Cassino et pilonner les collines sur la gauche. On a accordé bien sûr peu de crédibilité aux propos d’un Français. Après environ quatre attaques frontales contre Cassino, toutes aussi sanglantes les unes que les autres, pour au bout du compte remporter la victoire, on s’est dit que Juin avait peut-être eu raison, mais les fortes têtes ne lui ont jamais concédé ce point!

La plupart d’entre nous n’avaient pas réalisé à ce moment-là qu’on profitait de nous comme on avait profité des Polonais. Et c’est tant mieux parce que nous étions jeunes et que la volonté de survivre avait probablement préséance sur tout le reste. Nous avons changé de position deux fois au mois de juin pour nous installer finalement dans un secteur près du fleuve Volturno. Nous avons alors sorti les canons pour les recalibrer, puis avons participé à un entraînement à la coordination serrée des mouvements de l’artillerie et de l’infanterie. Le général Hoffmeister marchait aux côtés des brigades d’infanterie pour leur montrer qu’il était possible de suivre de près et sans danger un barrage. Ce général était un grand officier, et de l’homme, j’en dirais autant.

Pour nous divertir, nous fréquentions une plage nommée Mondragone. La mer et son eau salée étaient tout nouveau pour nous qui étions des Prairies et n’avions connu que les baignades en eau douce. Le chaud soleil d’Italie et l’eau salée ont infligé de sérieuses brûlures à notre teint pâle. La First Canadian Entertainment Company est venue donner un extraordinaire spectacle sur cette plage. Les baigneurs n’avaient accès qu’aux zones déminées. Le soir, les ingénieurs continuaient de déclencher des fusées éclairantes piégées que les Allemands avaient dissimulées dans le sable dans le but d’éclairer une zone de débarquement maritime.

En mai et en juin, nous avons perdu deux autres de nos camarades. L’artilleur H. F. Denton s’est noyé dans la rivière et son corps n’a jamais été retrouvé. Son nom est gravé sur l’une des douze grosses pierres commémoratives du cimetière militaire de Cassino, destinées aux soldats dont la sépulture est inconnue. L’artilleur E. W. Jones s’est noyé lui aussi; il a été enterré plus haut sur la côte, près d’Anzio. Je ne sais pas qui a retrouvé son corps. Il est mort le 29 juin 1944.

Nous approchions finalement de Capoue. Les autres unités de la division se trouvaient à proximité de Caserta. Au moment de quitter le secteur de Pofi, il manquait deux ou trois sergents suppléants; le sergent-major Lloyd de la 37e Batterie a ajouté leur nom à la liste des absents. Ils sont revenus cependant et leur conduite méritant une sanction disciplinaire, ils ont été escortés devant le colonel. Ils ont argué que Bill Lloyd leur avait donné la permission de se rendre aux maisons de ferme avoisinantes, où ils trouveraient du vin, et qu’ils n’avaient donc pas pu rejoindre leur unité au moment où l’ordre du départ avait été donné. Plusieurs soldats de la 37e Batterie n’aimaient pas le sergent-major, et croyaient avoir là l’occasion de le passer en cour martiale. La tension a monté de plusieurs crans. Refusant les sanctions infligées par le commandant de la batterie puis par le colonel, Bill Lloyd, le sergent-major, a demandé de comparaître devant le brigadier qui serait en mesure de trancher la question.

Le Mémorial de Cassino.

Ce qui au départ était un plan dirigé contre Bill Lloyd est devenu une situation réellement embarrassante. Le major Gilchrist et le colonel Armstrong voulaient étouffer toute l’affaire. Les deux véritables coupables étaient les instigateurs du désordre au départ, et je ne sais pas au juste s’ils ont écopé ou non d’une punition. Notre première aire de repos à partir de Pofi était un camp où la consommation d’alcool était interdite et où seuls les véhicules autorisés pouvaient quitter le secteur. Les officiers avait trouvé une façon de laisser sortir un camion pour s’approvisionner en alcool et faire la fête. Cela a déplu aux artilleurs, et le bombardier Fleming s’est plaint auprès du sergent-major Pollock de la 76e Batterie. Roy Pollock, en bon gars qu’il était, a rapporté la situation au capitaine de batterie, Les Hand, qui en a ensuite parlé au major Lagimodiere, le commandant de la 76e Batterie. Le major Lagimodiere n’a pas apprécié qu’on signale que des officiers, lui compris, avaient manqué au règlement. Furieux, il a reproché vertement au sergent-major Roy Pollock d’avoir eu l’audace de remettre en question le comportement des officiers. Les deux majors, Gilchrist et Lagimodiere, et le colonel Armstrong ont profité de l’occasion pour en finir avec l’affaire Bill Lloyd. Ils ont transféré Roy Pollock, celui que tous les artilleurs de la 76e Batterie voyaient comme un père, à la 37e Batterie et l’ont remplacé par Bill Lloyd. Une façon bien regrettable de mettre fin à une situation embarrassante attribuable tout d’abord à l’irresponsabilité de deux sergents suppléants, puis à la plainte d’un bombardier qui aimait bien prendre un verre. Le sergent-major Lloyd a passé un très mauvais quart d’heure avant que tout ait été, soi-disant, réglé.

Une lettre rédigée de ma main depuis je ne sais plus trop quel endroit en Italie, et datée du 6 juillet 1944, a paru dans les pages du Swift Current Sun, un journal d’une ville de la Saskatchewan auquel ma mère était abonnée. Elle a découpé l’article et me l’a remis à mon retour de guerre. La lettre décrivait mon voyage à Rome, le 1er juillet 1944.

Nous avons quitté notre aire de repos et parcouru les quelque cent milles qui séparaient Capoue de Rome, assis à l’arrière des camions. Le voyage nous a paru de courte durée comme nous traversions le secteur où nous nous étions battus il y avait quelques semaines à peine. Cette fois, aucun tir ennemi, et nos camions roulaient sur la route 6 entrecoupée de ponts construits et entretenus par nos ingénieurs. L’ancien champ de bataille était toujours jonché des débris qu’enfante la guerre. Des chars et des véhicules calcinés défiguraient la campagne où les paysans italiens s’affairaient à remplir trous à canon, tranchées et trous d’obus. Nous n’avions qu’admiration pour la ténacité de ces vaillantes âmes. C’était la multitude de cimetières temporaires jalonnant la route menant à Rome qui nous a attristés le plus. À ces endroits reposaient nos camarades qui s’étaient si durement et bravement battus et jamais n’iraient à Rome. Cette pensée nous mit momentanément la mort dans l’âme.

Chose stupéfiante, hormis quelques cratères ou trous d’obus aux abords de la ville, Rome semblait avoir été épargnée par la guerre. La première chose que nous avons vu depuis l’arrière des camions en entrant dans la ville a été de somptueuses signorinas. Saluts et applaudissements nous ont accompagnés tout le long de la route et faisaient écho à l’optimisme que nous ressentions tous. Rome, nous voici! Tous songeaient à Rome et à la beauté de ses habitantes, mais aurions-nous la chance d’en rencontrer une seule? Nous arrivions à peine dans la ville que d’emblée, notre escale de trois jours nous semblait de trop courte durée.

Je ne me rappelle pas où l’armée nous avait cantonnés pendant cette période. Peu importe, nous nous trouvions dans la grande ville de Rome et il y avait des sites que je voulais visiter, en particulier le Vatican et le Colisée. Trois d’entre nous ont retenu les services d’une voiture-taxi tirée par un cheval. Le sergent Alex Ross faisait partie du groupe. J’ai recommandé à mes camarades d’arrêter d’abord au Vatican, arguant que nous n’aurions peut-être jamais la chance de le revoir. Alex a visité le Vatican, mais a été tué le 13 septembre 1944 (le jour de mon 23e anniversaire).

Des dizaines de milliers d’Américains circulaient en jeep dans les rues de Rome, avec de jolies filles à leurs côtés. Ces gars-là étaient en tenue d’été, comme nous, seulement ils portaient un pantalon alors que nous étions vêtus d’un short et d’une chemise à manches courtes. Les militaires yankees portaient leur tenue de combat, manches longues, col boutonné, et insigne militaire de l’infanterie du côté gauche de la poitrine pour indiquer qu’ils étaient des combattants. Leurs compatriotes qui circulaient en jeep appartenaient au groupe de militaires cantonnés à la base. Ces gars-là pouvaient très bien stopper un homme de troupe vêtu de sa tenue de combat pour le corriger et l’engueuler simplement parce que son col était mal boutonné. Ils repartaient aussitôt, se croyant bien malins et trouvant très amusant de prendre à partie un homme de troupe. Il y avait deux types de yankees, celui qui se prenait pour un autre, et le vaillant homme de troupe.
 
Le Vatican, pure splendeur! Des statues célèbres, des peintures et du marbre partout, et des milliers de militaires de toutes les forces alliées mêlés à la population civile venue visiter les lieux. Je vous jure que le petit gars de la campagne que j’étais en a eu des frissons. Nous avons appris qu’il était possible de gravir un escalier menant à la boule en laiton au sommet du dôme de la basilique Saint-Pierre. Ça n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Il faisait une chaleur de canicule ce jour-là, et lorsque nous avons atteint la boule, des gens se trouvaient déjà à l’intérieur. Aperçue depuis le parvis, elle avait l’air minuscule, mais son diamètre était d’au moins dix pieds en réalité et le mur circulaire de laiton faisait au moins cinq pouces d’épaisseur. On se serait cru dans un cuiseur à vapeur! Nos vêtements ont été détrempés de sueur en peu de temps.

Artilleurs de la troupe Fox – section des signaleurs. De gauche à droite : Donald Bulloch est assis à l’avant de la voiture, à ses côtés, Vic Bennett, et à l’extrême droite, Fred Lockhart.

Mais le jeu en valait la chandelle, puisque de là-haut nous avions une vue panoramique sur toute la ville et au-delà du Tibre, le fleuve de Rome. Un guide nous a menés dans une chambre où le pape Pie X reposait. Il était mort depuis trente ans, et on nous a expliqué que fidèlement à la coutume le corps momifié avait été transporté ici pour qu’on puisse le voir. Des foules de visiteurs entraient dans cette pièce et remettaient leurs chapelets aux cinq ou six prêtres présents pour qu’ils en effleurent les mains de la momie, les bénissent et les leur remettent. J’avais apporté trois chapelets et les ai donnés à Lucienne Le Marellec, Dorothy Brister et Marie Bedard à mon retour de guerre.

Nos deux ou trois jours passés à Rome ont été beaucoup trop courts. Étonnant tout de même que cette partie de l’Italie n’ait pas été bombardée, mais Rome avait été déclarée ville ouverte afin de l’épargner de la ruine. Les gens étaient vêtus comme s’ils sortaient tout droit d’un magazine de mode comparativement aux gens de la ferme auxquels nous étions habitués. J’étais estomaqué par la splendeur du Vatican, sa richesse et son architecture, de quoi éblouir un gars de la campagne comme moi. Il y avait aussi des siècles d’histoire ici, nous marchions dans la Rome des Césars.

Gordie, 1er juillet 1944, Rome.

Il a fait très chaud ce mois de juillet, et beaucoup parmi nous en ont profité pour se baigner dans le fleuve Volturno. Nous continuions de dresser des plans et de nous entraîner, tâchant de tirer des leçons des bavures de la bataille de la vallée du Liri. Des exercices avaient été conçus pour entraîner le personnel au contrôle de la circulation. Les hauts gradés de la 8e Armée britannique n’ont pas été très aimables envers nous, comme ils tentaient de protéger leurs arrières pour couvrir les erreurs qu’ils avaient commises. Pour les Britanniques, c’était clair qu’aucun officier canadien ou allié ne leur arrivait à la cheville. Notre général Hoffmeister s’était montré de loin leur supérieur, de même que le général Juin à la tête des Forces françaises libres. Il y avait beaucoup de jeux de coulisse et nous ne comprenions pas vraiment la plupart des foutaises qu’on nous racontait. Une bonne chose en soi, autrement nous serions probablement rentrés chez nous. Mais c’était impensable! Nous étions fiers de tout ce que les Canadiens avaient accompli et croyions avoir fait notre part.

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