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Les mémoires de Gordie Bannerman

En route pour la ligne Gothique

Vers le 1er août, nous avons reçu l’ordre de retirer tous les symboles d’identification de l’unité et de formation, sans oublier les insignes du Canada sur notre tenue de combat. Nous avons quitté le secteur de Capoue pour nous replier en direction nord. Nous sommes repassés par les ruines de Cassino, puis avons longé la route 6 traversant tous les champs de bataille du mois de mai et de début juin, Pignataro, Pontecorvo, jusqu’à Pofi, Frosinone et Rome, que nous avons traversés également. Au nord de Rome, nous avons constaté le carnage qu’avait fait la Desert Air Force dans les rangs des Allemands qui battaient en retraite. Les véhicules et les canons renversés au bord du chemin se comptaient par centaines; il y avait aussi quelques chars culbutés et un tas de fusils plantés dans le sol avec des casques allemands accrochés à leur canon. C’était ce à quoi on reconnaissait la sépulture d’un Allemand enterré à la hâte. Coincés sur la route surencombrée et ne pouvant échapper aux tirs qui déchiraient le ciel et semaient la mort, beaucoup d’entre eux ont dû connaître une fin terrible.

Bon sang que notre force aérienne avait pilonné ferme les tedeschis (terme italien pour désigner les Allemands) le long de cette route. Nous songions au fait qu’ils allaient avoir moins de chars, moins de canons et moins d’hommes lors de notre prochain affrontement, qui allait survenir plus tôt que tard. Il a fallu ensuite longer la rive d’un très grand lac, le Trasimene. Comme cette manœuvre avait pour but de dissimuler le Corps d’armée canadien à la vue des Allemands, nous savions que quelque chose de gros était sur le point d’arriver et que nous allions être de la partie. Toutes les troupes du Corps d’armée canadien se trouvaient maintenant du côté ouest des Appenins, pas très loin au sud de Florence. La 8e Armée voulait semble-t-il faire croire aux Allemands qu’une nouvelle offensive allait être déclenchée et que l’attaque serait concentrée au nord de Florence, non pas sur la côte adriatique. Les Allemands savaient que les Canadiens se trouvaient dans le secteur, mais ignoraient leur emplacement exact.

Je pense que quelques patrouilles de la 1re Division sont entrées dans la ville de Florence pour justifier la présence des Canadiens dans le secteur. Nous avons pris alors la direction d’une vaste zone de concentration près de Montefalco, à proximité je crois du flanc ouest des Appenins. En prévision de l’offensive principale sur la côte adriatique, les ingénieurs alliés ont dû à cet endroit ouvrir la roche à coups de mine et de bulldozer pour construire une route au travers de la chaîne des Appenins de sorte que nos remorques porte-char puissent franchir les montagnes et négocier les virages et les pentes menant à Jesi, au bord de l’Adriatique. Nous étions bien camouflés et notre identité cachée. Nous avons entendu beaucoup parler alors de la Ligne gothique, cette ligne de fortification allemande qui devait nous donner énormément de fil à retordre. Le colonel Armstrong s’était rendu au poste de commandement de la brigade pour y recevoir des ordres; à son retour, il a perdu la vie quand son jeep a fait un tonneau et l’a écrasé. Environ 25 hommes de chacune des troupes ont rendu un dernier hommage à notre colonel lorsque sa dépouille a été enterrée dans un petit cimetière temporaire.

Notre nouveau colonel, FT McIntosh, nous a rejoints quelques jours plus tard, puis nous avons repris la route en direction d’une zone avancée. Le lieutenant Casselman, le sergent John Wiebe et toute la section de topographie ont été assignés aux travaux de déminage le long d’une route dans ce secteur. Le travail terminé, le lieutenant Casselman a sauté dans son jeep pour aller rejoindre les membres de l’unité. En faisant marche arrière dans une zone dégagée, les roues du véhicule ont passé sur une mine. L’explosion a tué sur le coup le lieutenant Casselman. John Wiebe, l’autre occupant du véhicule, a été projeté une vingtaine de pieds dans les airs. John m’a raconté par la suite qu’à cette hauteur, il avait pu voir à des milles à la ronde jusqu’à l’Adriatique, et qu’il s’était demandé comment il allait redescendre. L’instant d’après, il est venu s’écraser tête première dans la terre battue. Il s’en est sorti, le corps violenté et couvert d’ecchymoses.

Le 21 août 1944, nous nous sommes rapprochés de la Ligne gothique. On nous avait prévenu que ça n’allait pas être une mince affaire. Notre rôle était de soutenir l’avancée de la 1re Division canadienne. Notre détachement précurseur, après avoir quitté Jesi, est arrivé dans un secteur de collines onduleuses où poussaient quelques vergers. Nous sommes tombés là sur un verger de pêches inouï. Les rameaux se courbaient sous le poids des fruits qu’ils portaient. Des tirs d’artillerie aux alentours avaient secoué les arbres et des pêches étaient tombées, grosses comme des pamplemousses, et recouvraient maintenant le sol du plus beau tapis qui soit.

Comme la plupart d’entre nous n’avaient jamais vu un verger de pêches, comment ne pas nous gaver de fruits mûris sur les branches? Impossible bien sûr. Les gars de la 1re Division ont chargé les jeeps de toutes les pêches qu’ils ont pu ramasser. Le colonel McIntosh a fait une tournée de toutes les troupes pour rencontrer chacun de nous. Je lui ai demandé de répéter son nom. C’est la seule fois que j’ai parlé au colonel McIntosh puisqu’il a été tué dans les 24 heures suivant cette rencontre.

J’observais le paysage campagnard, assis sur ma motocyclette. Je me trouvais dans une région onduleuse à haut relief et je pouvais voir à des milles et des milles. Un frisson m’a parcouru tout le corps et je me suis dit que ça n’était pas le temps de contracter la malaria. J’ai avalé quelques comprimés de Mepacrine (quinine) que je gardais dans une poche. Convoi après convoi traversait un petit village à l’arrière gauche. Sur leur passage, les véhicules soulevaient un haut nuage de poussière qui a averti les Allemands de notre présence. J’ai entendu au loin un violent tir d’artillerie, puis le sifflement d’un obus qui passait haut dans le ciel. Il s’est écrasé dans le village et j’ai vu des briques et des pierres projetées sous l’impact, puis un immense nuage de poussière. Le convoi de véhicules a poursuivi malgré tout sa route.

Une pluie d’obus s’abattait sur les bâtiments et en bordure de la route. J’aurais dû capter le tir de canon au loin, mais l’obus a explosé dans le village avant même que je puisse capter son sifflement au-dessus de ma tête, sur ma gauche. Le tir provenait d’un gros canon sur rails dont on avait beaucoup vanté les mérites et que nos Spits avaient tenter d’immobiliser. L’artilleur ennemi roulait son canon hors d’un tunnel, tirait quelques coups puis retournait s’abriter. Cette pièce d’artillerie a été pour nous la cause de bien des maux. Je faisais partie d’un détachement précurseur qui s’était rendu à Montemaggiore, et j’étais posté sur la colline pour indiquer aux autres quelle direction prendre.

Montemaggiore, Italie, le 24 août 1944. Tellement de choses se sont passées dans ce secteur. Notre détachement précurseur est arrivé en contrebas du village de Montemaggiore, où il devait préparer les positions de tir qu’occuperaient les canons le soir même. Le secteur était accessible par une longue piste en lacets sur le flanc de la colline, et nous nous trouvions dans une zone où l’ennemi pouvait capter nos allées et venues. Aussi, un bon intervalle de temps avait-il été prévu entre le passage de chacun des véhicules de notre détachement. Le lieutenant Art DeBelle étant notre officier de position de tir au moment où a été désigné l’endroit où positionner les canons de la troupe Fox. C’est lui qui a choisi le meilleur emplacement pour chacun des quatre canons de la troupe. Nous avions avec nous quelques gars des équipes de chaque canon, qui ont commencé à creuser les trous et les tranchées simples. Il a fallu aussi aménager un abri souterrain pour le poste de commandement de notre troupe. Art DeBelle m’a dit de rester avec lui et d’inspecter le site en vue de trouver une route qui conviendrait au passage des canons la nuit venue.

La route qui se trouvait sur notre flanc arrière passait au haut d’une colline, sous les yeux des Allemands et dans la mire de leurs artilleurs d’élite! Chaque fois qu’un véhicule, une motocyclette ou un camion s’aventurait sur cette route, l’ennemi le prenait en chasse et lui réservait une copieuse mitraille. Nous avions peine à croire que les véhicules puissent franchir ce barrage d’artillerie. Nous pouvions voir l’obus exploser, puis un nuage de poussière enveloppait le véhicule. Nous nous disions chaque fois, ça y est, ils l’ont eu, mais l’instant d’après, le véhicule comme propulsé par un engin démoniaque, émergeait du nuage. Certains pariaient sur les chances qu’il avait de s’en tirer ou pas.

Nous avons passé la journée à tout mettre en place pour l’arrivée des canons. J’avais creusé ma tranchée simple le long d’une magnifique vigne chargée de beaux gros raisins. Le 48th Highlander of Canada est arrivé dans le secteur puis les hommes ont commencé à creuser leurs tranchées un peu plus haut sur la pente, à une centaine de pieds d’où nous nous trouvions. Le 48th s’était positionné près d’un bosquet d’arbres de plus grande taille sur notre front, tandis que nous étions embusqués dans les plants de vigne. Ce matin-là, un nouvel officier, le lieutenant Alex Ross, a été assigné au poste de guide de la troupe Fox, la nôtre. C’était sa première journée sur le terrain. Le commandant en second, le major Alf Powis, a ordonné au détachement précurseur de se rendre à Montemaggiore, où le lieutenant Ross faisait connaissance avec le personnel de la troupe.

Le village dévasté de Montemaggiore.

Notre section de topographie s’activait à obtenir des renseignements précis à partir de toutes les bornes d’arpentage italiennes qu’elle pouvait repérer, ainsi que les coordonnées révisées de notre emplacement auprès du 1er régiment de topographie de l’ARC. Tout était prêt pour l’arrivée des canons. L’ennemi a maintenu le bombardements de la route sur notre flanc arrière tout l’après-midi et jusque dans la nuit, et nous pouvions tout voir depuis notre position.

À la tombée du jour, nous avons appris que les canons arriveraient à nos positions à la faveur de la nuit pour tenter d’échapper au violent pilonnage de la route. À ce stade-ci des manœuvres, un guide de chaque troupe devait accompagner le major Powis à la croisée des chemins pour intercepter les canons et les diriger vers leur position respective. Cette responsabilité revenait presque toujours au sergent-major de la troupe. Mais pour quelconque raison ce soir-là, le lieutenant DeBelle m’a demandé d’aller avec lui à la rencontre des pièces d’artillerie au pied de la colline. L’artilleur Kirby voulait emprunter ma motocyclette pour aller rejoindre les autres guides et le major Powis. Permission accordée.
Le lieutenant DeBelle et moi sommes descendus vers l’intersection en longeant le flanc de la colline. Bientôt, d’autres troupes et leurs batteries nous ont dépassés dans la noirceur. Ça n’allait pas être une nuit de tout repos. Conscients du fait qu’une grande manœuvre avait été déclenchée, les Allemands ont commencé à diriger leurs tirs sur l’intersection, depuis l’autre côté du village. Des obus sont venus s’écraser autour de nous et sur le flanc de la colline un peu plus haut, nous aspergeant de pierres et de fragments de métal projetés par les explosions. Le lieutenant DeBelle et moi nous sommes précipités dans un petit fossé peu profond. En détournant la tête, j’ai vu le visage du lieutenant à quelques pouces du mien. « Mon lieutenant, vous ne seriez pas mieux caché si vous n’étiez pas sur mon dos? » Notre course n’avait duré que quelques secondes et dans la frénésie du moment, il n’avait pas réalisé qu’il m’était tombé dessus. Il s’est dégagé dans le temps de le dire.

Les tirs nous encerclaient et ils étaient très près; le son des explosions couvrait le moindre mouvement des véhicules. Durant ce barrage d’artillerie, notre colonel, avec nous depuis trois jours seulement, a été tué par un obus juste après être descendu de son véhicule; l’explosion a blessé plusieurs de ceux qui l’accompagnaient. L’artilleur Marchuk, son chauffeur, a reçu une Médaille militaire pour s’être comporté avec bravoure afin de sauver la vie du colonel McIntosh et de ses camarades. L’instant d’après, les canons de la troupe E sont arrivés, suivis des nôtres avec à leur tête notre nouveau guide, le lieutenant Ross. Le lieutenant DeBelle a sauté dans le véhicule du lieutenant Ross, ou a marché devant en tenant une lampe de poche pour le guider jusqu’au poste de commandement de la troupe. J’ai accompagné les artilleurs le reste du chemin, en indiquant à chaque sergent sa position exacte. Les Allemands, eux, ont continué pendant tout ce temps de pilonner le périmètre du village ou la route, sinon les zones de concentration aux alentours. La 1re Division d’infanterie, notamment le 48th Highlanders, traversait également les rues du village sous le feu nourri de l’ennemi. Leurs véhicules comptaient davantage de phares que les nôtres.

Il fallait cacher ce secteur à la vue des Allemands jusqu’au déclenchement de l’offensive principale de l’autre côté de la rivière Mataura. Les artilleurs tenteraient de se reposer un peu une fois tous les canons en place dans leur trou, les tranchées creusées et camouflées. Le trajet jusqu’à cette position de tir était extrêmement dangereux, non seulement en raison des tirs ennemis mais aussi de la route sinueuse qui descendait en pente raide, et du fait aussi que tous les déplacements se faisaient en pleine noirceur. Nous avons perdu un véhicule d’observation d’artillerie et trois camions je crois, qui se sont renversés en descendant cette sinistre colline. Nous allions bientôt baptiser cette position la vallée de la mort.

Montemaggiore, Italie, le 25 août 1944. La journée a débuté sous un ciel ensoleillé; les gars des équipes de tir avaient mangé et s’étaient rasés après une dure nuit de travail. Nous disposions d’une énorme provision de munitions – quatre cents projectiles par canon je crois – que nous avaient livrées nos camions et quelques véhicules supplémentaires du Corps d’intendance de l’Armée canadienne. Une bonne partie de ces munitions ont dû être transportées à la main parce que les camions ne pouvaient s’approcher de certains canons, le flanc de colline étant trop abrupte. Le travail qu’ont accompli ces jeunes hommes durant la nuit, et à la hâte, était presque surhumain. Les camions devaient avoir quitté le secteur et remonté la route avant le lever du jour, être chargés de nouveau et prêts à nous réapprovisionner au besoin.
J’ai dû me rendre au poste de commandement régimentaire pour faire le bilan de notre réserve de munitions et discuter d’autres détails. En traversant la zone réservée à la troupe E, j’ai appris que mon bon copain Bill Stickney avait été blessé et qu’on avait dû l’évacuer vers un hôpital. Un fragment d’obus lui avait arraché une partie du talon. La guerre était terminée pour le sergent Bill Stickney.

J’avais terminé ce que j’étais venu faire au poste de commandement du régiment et j’étais sur le point de repartir quand le major Powis est entré et m’a interpellé : « Je ne sais pas trop, sergent-major Bannerman, si je dois vous décorer d’une médaille ou vous passer en cour martiale. » Je lui ai demandé de quoi il s’agissait.

« La nuit dernière, j’étais à l’intersection où les canons devaient passer, et vous n’étiez pas parmi les guides de troupe. », a répondu le major. « Au courant de l’affaire, le colonel McIntosh est arrivé sur l’entrefaite et m’a dit "Monte Alf (c’était le prénom du major Powis)", qu’il m’a dit, "et dirige-moi vers les positions de tir ". »

Le major a dû expliquer au colonel que c’était impossible parce qu’il manquait un des guides et qu’il devait se charger des canons de la troupe Fox. « Sachez Bannerman que si vous aviez été là, je serais monté dans le véhicule du colonel et j’aurais été tué avec lui la nuit dernière. »

Je m’étais tiré d’un mauvais pas, mais sans médaille. Je ne me rappelle pas si j’ai expliqué ou non au major Powis que l’artilleur Kirby avait pris ma relève pour escorter la troupe Fox. En posant la question à Kirby, j’ai su qu’il n’avait pas parlé au major à la croisée des chemins, d’où la décision qu’il a prise de guider lui-même les canons, ce qui en bout de ligne lui avait sauvé la vie. Quelqu’un veillait sur lui.

Les choses en sont restées là et j’en étais soulagé. Le major Powis, d’autres détachements précurseurs régimentaires et moi avons dû partir pour bien d’autres missions de reconnaissance par la suite. Je n’ai laissé jamais plus personne servir de guide pour notre troupe. Le major Powis était un excellent officier, et nous avons entretenu de bons rapports tout le temps qu’il a passé avec le régiment.

Après mon excursion au PCR et mon entretien avec le major Powis, je suis revenu à la zone de positionnement de la troupe. Je m’étais assis auprès du sergent Nels Humble et du bombardier Malfait, et nous observions le bombardement de la route sur notre flanc arrière en nous demandant si le linge qui parsemait le versant de la colline était un signe quelconque pour l’ennemi. Plus tard dans la journée, nous en avons eu la confirmation. Notre conversation a été alors interrompue par le vrombissement d’une pluie d’obus de mortier qui passaient en trombe au-dessus de nous, prêts à s’abattre de tous bords, tous côtés. Telles des taupes, nous avons sauté dans les deux tranchées les plus près, Humble et moi dans une, le bombardier Malfait dans l’autre. L’instant d’après, les projectiles ont touché le sol et explosé sous l’impact. Ils étaient si nombreux que le son des explosions a fini par noyer celui des projectiles qui approchaient.

Les éclats d’obus avaient percé bord en bord la minitente de Humble et la lumière du jour s’infiltrait maintenant par la multitude de trous pratiqués dans la toile. Nels et moi ne soufflions mot, tous les deux absorbés dans nos pensées. Sauver notre propre peau était probablement tout ce à quoi nous songions, convaincus d’être les deux seuls survivants à cet horrible pilonnage. J’ignore combien d’obus se sont écrasés autour de nous, tellement leur rugissement enveloppait tout, probablement deux cents ou davantage. Soudainement, les tirs ont pris fin.

Humble et moi étions saufs, mais qu’était devenue le reste la troupe? Nous nous sommes relevés et avons vu que la vallée et toutes les positions de tir baignaient dans un nuage de fumée. On ne respirait plus que l’odeur des explosions. Non seulement l’air était saturé de fumée, mais des mottes de terre continuaient de tomber du ciel et couvraient toute l’étendue de notre position.

Au travers du brouillard de fumée, de poussière et de terre, j’ai vu le bombardier Floyd Burton, qui était sous-officier signaleur de la troupe Fox, se diriger vers le poste de commandement pour voir comment les signaleurs et le personnel s’en étaient tirés. Humble et moi avons hurlé : « Ça va tout le monde? ». Personne n’avait été touché. Les bombes n’avaient pas eu raison de nous cette fois-ci.

Mais en l’espace d’une minute environ ont retenti le sifflement et le vrombissement d’un second barrage d’artillerie. Les obus de mortier fendaient l’air de nouveau. Nous avons trouvé une fois de plus de refuge dans la tranchée. Les projectiles semblaient s’abattre sur nous avec une violence redoublée, comme si l’ennemi était furieux de n’avoir touché aucun de nous la première fois. Humble et moi étions convaincus que personne ne pouvait survivre à un bombardement pareil. Que faire sauf prendre notre mal en patience. Le bruit de l’écrasement et de l’explosion des obus nous a rendus presque sourds et nous pensions qu’à n’importe quel moment, notre tranchée allait être atteinte de plein fouet.

Encore une fois, le bombardement a pris fin aussi soudainement qu’il a commencé. Nous étions vivants et toute l’équipe de la position de tir a répondu à notre cri, confirmant que personne n’avait été touché. La réponse la plus mémorable est venue de Henry Redfern, qui s’est mis à rire en disant : « On a eu vachement chaud, hein, Gordie? », avant d’éclater de rire de nouveau. La tension s’est dissipée aussitôt, une vague d’applaudissements a déferlé sur la troupe et des rires ont fusé de partout. Nous avions une seconde fois échappé à l’ange de la mort.

Le bombardier Bert Cox voulait que je jette un coup d’œil sur sa tranchée. Ses couvertures qui en tapissaient le fond étaient déchiquetées comme si l’endroit avait été fréquenté par un rat. Parmi les lambeaux de tissu gisait son fusil, complètement détruit. J’ai demandé à Bert où il se trouvait au moment de l’explosion. Il m’a expliqué qu’il avait quitté sa tranchée malgré l’effroyable tempête d’obus pour aller se réfugier dans le gros trou à canon parce qu’il avait eu le sentiment que s’il ne bougeait pas, il allait être tué. Quelqu’un veillait sur lui, assurément.

Les gars du 48th Highlanders n’ont pas eu la même veine que nous durant le pilonnage au mortier. Ils se trouvaient à une centaine de pieds de nos canons, plus haut dans la colline, dans un bosquet d’arbres de plus grande taille. Les obus ont fendu les arbres et les branches cassées ont été projetées sur eux comme autant de flèches meurtrières. Après chaque bombardement, des brancardiers et du personnel de secours ont dû intervenir. Du linge étendu sur la colline avait également attiré l’attention du 48th Highlanders. Une petite patrouille envoyée sur les lieux a découvert une poignée d’Italiens munis d’une radio et de jumelles. Ce sont eux qui signalaient notre emplacement exact aux Allemands.

C’était difficile pour nous, artilleurs, de ne pas riposter à ce cruel bombardement, mais cela aurait révélé à l’ennemi le rôle que nous jouions. Ce rôle allait bientôt prendre fin, car le déclenchement de notre gigantesque barrage d’artillerie était prévu pour minuit, le 25 août 1944. Pour son premier jour sur le terrain, notre nouvel officier, le lieutenant Alex Ross, avait eu une grosse journée.

Aujourd’hui comme hier, les heures semblaient interminables. Si la troupe Fox est sortie indemne des bombardements, il en a été autrement pour le 48th Highlanders qui a perdu beaucoup d’hommes, et pour d’autres troupes du régiment, qui ont également essuyé quelques pertes. La vallée n’avait pas été surnommée en vain la vallée de la mort. La journée avançait et les artilleurs aussi bien que les officiers et le personnel du poste de commandement étaient tous extrêmement occupés comme l’heure H du violent barrage avait été fixée à 23 h 59, une minute avant minuit. Les bouches des canons avaient été nourries, les bâches couvre-pièce d’artillerie retirées, et les filets de camouflage supprimés pour que rien ne puisse obstruer le champ de tir des canons. Tous ceux qui avaient terminé leur quart ont essayé de se reposer un peu; nous allions avoir besoin de toutes les équipes possibles vu le nombre de munitions à manipuler. Il fallait établir le plan de tir dans ses moindres détails et régler toutes les montres pour le déclenchement du barrage à 23 h 59.

Au crépuscule, le 48th Highlanders a commencé à avancer dans les rues menant de l’autre côté du village. Les hommes devaient ensuite franchir sans faire de bruit la rivière Metauro, après quoi le barrage d’artillerie allait être déclenché. Une seconde ou deux avant 23 h 59, un canon isolé a tiré un coup. C’était une fraction de seconde plus tôt que prévu, puis le tonnerre a éclaté dans tout le secteur.

Les éclairs des canons ont illuminé le ciel d’une telle clarté qu’il était possible de lire un journal. Les assauts ennemis précédents nous avaient mis les nerfs à vif, aussi quel soulagement ont été pour nous ces tirs de riposte. Personne ne peut oublier le son et la vue de plusieurs centaines de canons actionnés en même temps. Je ne pouvais m’empêcher de penser aux pauvres diables que nous étions en train de pilonner. Je me suis souvent dit qu’il valait mieux qu’ils laissent tomber et rentrent chez eux pendant qu’il était encore temps. Remarquez bien que s’ils venaient tout juste de tuer l’un des vôtres, ce genre d’argument ne tenait plus très bien la route. Durant le barrage initial, il y a eu très peu de tirs de riposte. Ils ne sont venus que plus tard, vers le lever du jour, quand ce damné canon sur rails a ouvert le feu et a tiré plusieurs coups en direction du village. Puis tout est devenu calme et des nouvelles du front ont confirmé que tout se passait bien, sans trop de résistance et qu’il n’y avait rien à signaler dans les autres secteurs. À l’aube, les détachements précurseurs ont reçu l’ordre de se déplacer. Il semblait que nous devions emboîter le pas à l’infanterie.

Les premiers tirs de barrage à la ligne gothique.

J’ai demandé au colonel du PPCLI où se trouvaient les troupes de première ligne; il m’a dit de regarder avec ses jumelles. Les soldats d’infanterie gravissaient une colline à environ un demi mille devant nous. J’ai jeté un coup d’œil sur sa carte, puis j’ai quitté les lieux pour rattraper notre détachement précurseur dont le départ avait été selon moi nettement prématuré. Nous avons tous fait demi-tour vers Montemaggiore. Nous étions toujours à portée de tir de l’ennemi, et la circulation sur la route était dense, mais comme nous devions soutenir la 1re Division canadienne, c’était donc à elle de passer la première. Les soldats du détachement précurseur ont fait halte près du commandement de la batterie, aménagé dans une maison à la limite sud de la ville.

C’est à ce moment-là que le canon sur rails allemand a ouvert le feu sur le village et la route menant à sa sortie. Quelques obus ont passé au-dessus de nos canons. Cette gigantesque pièce d’artillerie a tiré un projectile pesant deux ou trois cent livres. Quand cette sorte d’obus fendait le ciel, c’était comme s’il avait poussé des ailes à un wagon de marchandises. Durant le bombardement, des brancardiers ont traversé le secteur où je me trouvais. J’ai lancé un cri pour savoir qui avait été touché. « Un des vôtres! » a été la réponse. Je me suis élancé derrière eux, en direction de notre poste de secours. Scott Coyle, un de nos signaleurs, était étendu sur la civière. Un gros fragment d’obus lui avait traversé le genou de part en part alors qu’il furetait dans les rues du village.

Je suis arrivé au poste d’infirmerie à peu près en même temps que la civière. Celle-ci était posée au sol et Scott y reposait. Il avait cette apparence grisâtre qu’ont tous ceux qui sont sérieusement blessés et il était entièrement recouvert d’un mélange de poussière de pierre et de poussière de la route, ce qui indiquait qu’il était près du lieu de l’explosion lorsque celle-ci se produisit. Transpirant abondamment, Scott était très agité et tentait de déchirer sa chemise en criant qu’il avait chaud.

Notre médecin était très nerveux, car les obus des canons sur rail filaient encore au-dessus de nos têtes avec tant de bruit et en provoquant un tel déplacement d’air qu’on avait peur que les tuiles ne tombent du plafond, puis ils s’écrasaient et explosaient juste derrière nos défenses. Alors, Scott a dit : « Est-ce que vous allez enfin me donner un peu de morphine? ». Ce à quoi le médecin répondit : « Si tu ne te tais pas, tu n’auras rien ».

Je me suis agenouillé derrière Scott et j’ai mis mes bras autour de lui, en lui disant de simplement de se calmer et que tout irait bien. Il s’est relevé, a mis ses mains autour de mon cou puis il m’a dit : « Je te connais Gordie, je vais me calmer ». Puis : « Je n’aurais pas dû me mettre à courir aussi loin après avoir été atteint ». Le médecin a alors décidé de donner une dose de morphine à Scott, puis il m’a demandé de relâcher mon étreinte sur lui.

Le médecin a alors commencé à enlever tous les pansements d’urgence qui recouvraient la jambe de Scott. C’est Vic Bennett, un bon ami de Scott, qui avait mis ces pansements. Vic avait fait un travail d’expert, et voilà que le médecin défaisait tout cela. Cela prit beaucoup de temps alors qu’il aurait fallu transporter Scott au premier poste d’évacuation sanitaire. Aucun d’entre nous n’était impressionné par le travail du médecin, et lorsque tous les pansements furent enlevés, on put constater la gravité des blessures de Scott. Un morceau d’obus avait pénétré sur le côté de sa jambe et en était ressorti par l’autre côté. La chair était blanche et il n’y avait pas de sang. En courant, Scott avait vidée la plaie de son sang. Le médecin mit de la poudre de sulfamide sur la blessure, puis remit des pansements à toute vitesse. Il demanda qu’on transporte Scott au poste d’évacuation sanitaire. Les compagnons de Scott l’installèrent à l’arrière du petit camion de 800 q du poste d’infirmerie.

Alors que le camion filait sur la route, nous avons constaté qu’il n’y avait personne pour veiller sur Scott à l’arrière du camion. Personne n’y avait porté attention. Je pense que Scott est décédé peu après le départ du camion. Le choc, la perte de sang, le retard mis à le transporter là où il aurait pu recevoir les soins appropriés. Au début pourtant, les camarades de Scott s’étaient rapidement occupés de lui, mais tout dégénéra une fois qu’il fut arrivé au poste de secours. J’étais bouleversé de voir comment on avait évacué Scott et comment on avait soigné ses blessures. Plusieurs de ses camarades étaient en colère, à tort ou à raison, contre le médecin.

Ce médecin n’était pas le capitaine Strashin qui, lui, aurait fait face à la situation avec plus de professionnalisme. Le capitaine avait quitté peu de temps auparavant et avait accepté un poste plus approprié à son champ de compétence. Le nouveau médecin était arrivé dès le lendemain du départ du capitaine Strashin, soit le 22 août et Scott Coyle fut blessé et est mort le 26 août. Ce nouveau médecin ne resta pas longtemps avec notre unité.

Montemaggiore, Italie, le 26 août 1944. Après le tir de barrage qui s’arrêta à 23 h 59 le 25 août, deux soldats du48th Highlanders arrivèrent à notre poste de commandement dans la nuit, vers 3 heures. Tous deux étaient blessés et l’un d’eux avait un éclat d’obus qui lui avait transpercé le pied, entre le talon et la pointe du pied. Nous avons coupé sa botte et constaté le piètre état de son pied. J’ai mis un pansement d’urgence, mais j’avais mal fait le travail et Vic Bennet enleva le pansement et prit soin du blessé d’excellente façon. Je n’avais pas mis suffisamment de pression sur la blessure et le sang avait continué de couler. Vic corrigea rapidement le tout. L’autre soldat dit qu’il avait été blessé à la hanche et nous lui avons alors demandé de baisser son pantalon pour que nous puissions voir la gravité de sa blessure. Il y avait un trou à la hanche avec à peine un peu de sang. Il fallait mettre un pansement d’urgence et c’était là une tâche pour Vic Bennet. 

Une fois les premiers soins dispensés aux deux hommes, nous leur avons demandé dans quelle partie de la ville ils se trouvaient lorsqu’ils avaient été blessés. Ils nous indiquèrent qu’après que le 48th Highlanders ait traversé la rivière, tous deux se mirent à la recherche d’un peu de vin dans la ville et ne se préoccupaient pas de rejoindre leurs camarades. Pendant qu’on leur parlait, le soldat qui était blessé à la hanche perdit conscience. Nous le ranimâmes, puis une ambulance vint pour chercher les deux hommes.

Je n’appris la fin de cette histoire que le 26 octobre suivant. J’étais au centre de repos Alberto Grande à Riccione pour 48 heures. J’y avais rencontré des soldats du 48th Highlanders et m’informai des deux soldats que nous avions traités en août. Je demandai si le soldat qui avait eu cette terrible blessure au pied était rentré en Angleterre. Ils répondirent que non, mais que celui qui avait été blessé à la hanche, lui, était rentré et que la guerre était terminée pour lui. Ils me racontèrent qu’un éclat d’obus avait dévié sur le bassin puis avait remonté jusqu’à un rein qui avait été transpercé et, selon ce qu’on racontait, le soldat était chanceux d’être encore en vie. Voilà bien la preuve qu’une blessure en apparence mineure peut avoir des conséquences sérieuses.
La Ligne gothique, Italie. Notre progression vers la Ligne gothique se déroulait bien. Le régiment avait effectué de nombreux déplacements, nous nous retrouvions parfois déportés et revenions alors vers notre objectif. Un jour, alors que nous étions en détachement précurseur, nous nous retrouvâmes pour une fois sur une position en hauteur. Pendant que nous étions à surveiller les nouvelles positions de l’artillerie, nous pouvions voir les carrefours que bombardaient les Allemands, tirant deux coups à chaque carrefour sauf à l’un d’entre eux. Dans à peu près tout ce qu’ils faisaient, les Allemands étaient très méthodiques.

Lorsque vint le temps de nous rendre au carrefour auquel nous avions été affectés, je remarquai que ce carrefour était celui qui n’avait pas encore été bombardé de toute la journée. Je garai ma moto dans la direction opposée du prévôt qui dirigeait la circulation. J’eus alors le sentiment étrange que quelque chose était sur le point de survenir, et je me mis pendant quelques minutes à aller d’une maison à l’autre, ramassant et rejetant les objets personnels des gens sans raison apparente et sans tenter de les préserver.  

Quelques obus filèrent au-dessus de nous et s’abattirent au carrefour suivant. La 60e Batterie arriva, et alors un artilleur sortit en boitant d’un des véhicules et réussit à se rendre jusqu’à une ambulance. Il venait d’être atteint juste au carrefour suivant de celui où nous étions. Je lui ai demandé son nom, simplement pour m’assurer que l’incident serait rapporté. 

Les véhicules de la 60e Batterie arrivèrent au carrefour, puis ceux de la 37e Batterie, et nos troupes de la 76e Batterie étaient également sur le point d’arriver lorsque je quittai le bâtiment où je me trouvais pour enfourcher ma moto et conduire la troupe Fox à sa nouvelle position. Juste au moment où je donnai le coup de pied sur la pédale du démarreur, un obus s’écrasa sur la maison située tout près de l’endroit où se trouvait le caporal de la prévôté. Dans la rue, les fils au-dessus de nous pendaient, il y avait de la poussière partout et les briques volaient. Le caporal de la prévôté avait été terrassé, et peut-être était-il blessé. Avant même que le bruit de l’explosion ne se soit atténué, j’avais laissé ma moto et je criais en direction de notre véhicule de tête de sortir et de se mettre à l'abri, car un autre obus était sur le point de nous frapper dans les prochaines secondes. Tous sortirent précipitamment des véhicules et coururent en direction des maisons voisines.

Le second obus explosa en plein milieu du carrefour. Je courus alors vers ma moto et criai à la ronde : « Vite, partons d’ici! ». Ma moto était tombée sur le côté et l’essence coulait du réservoir. Je relevai la moto et, au deuxième coup de pied sur la pédale du démarreur, le moteur se mit en marche. Je remarquai qu’on évacuait le caporal de la prévôté sur une civière. Je ne sais pas si c’était le même que celui que j’avais vu à mon arrivée ou si c’était un autre militaire qui avait lui aussi été blessé. Je menai alors le groupe vers notre position d’artillerie. 

Tous nos compagnons survécurent à cette attaque. À certains moments, le Capitaine Wolfe tourna même les tirs de ses hommes vers son propre char et les bâtiments où nous étions retranchés. En effet, des parachutistes allemands postés sur le toit du bâtiment, et d’autres tentaient de s’emparer du char du capitaine Wolfe. Lloyd Fraser, un transmetteur de l’unité du Capitaine Wolfe, a un souvenir très vivace de cet événement. L’expérience fut traumatisante, mais eut pour effet de mettre un terme, du moins pour le moment, aux tirs des Allemands.

Un canon sur rails a une portée de plus de 38 milles et peut tirer des obus pesant 563,38 livres. Celui-ci était un K5 (E) de calibre 28 cm. Au début, je croyais que les obus devaient se situer dans la catégorie des 300 livres. Avec une telle puissance de frappe, il n’est pas étonnant que les murs des bâtiments de pierre se désintègrent sous l’impact. Ce canon semait la mort et la destruction partout autour de nous. Bons tireurs, les Allemands sortaient le canon d’un tunnel, faisaient feu puis retournaient se mettre à l’abri dans le tunnel pour recharger le canon. La force aérienne du désert tentait constamment de débusquer ces monstres de feu et de les détruire. Les éclats de ces obus pouvaient être projetés à des centaines de pieds. Je n’ai plus jamais revu ce type de canon après mon départ de la région de Montemaggiore.

Toujours en Italie >>
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