« J’avais perdu le nord »
Falaise, à un moment donné, ça a débouché, là j’ai eu une tristesse
que j’aimerais raconter parce que c’était ma vie personnelle.
Pendant que j’étais en position avancée, j’ai été quarante-huit heures
sans aucun contact, sans rien manger avec mes hommes,
étendus dans un champ, de chaque côté de la route avec
des mitrailleuses pour essayer de bloquer l’avance allemande.
J’ai pas d’arme anti-char, rien, et j’entend gronder des chars.
J’entends l’artillerie, la mitrailleuse, les, les mitrailleuses ennemies avancer.
Et tout à cous, je vois un char, un de nos chars qui recule.
Sur le, sur la tour du char, je reconnais mon chum, mon ami
qui était sur le bateau avec moi, de Sherbrooke, Marc Mondor.
Marc me dit : « qu’est-ce que tu fais ici? Sors! Il dit, présentement,
ce qu’on fait, on fait une opération de retardement
pour contenir l’avance. Il y a une concentration de blindés allemands en avant,
avec, supportés par des troupes d’infanterie qui s’en viennent.
C’est un effort magistral qu’ils donnent présentement
et nous avons commandé un bombardement. Donc, ici, ça va être bombardé,
c’est pour ça que je sors. Sors au p.c.! » Fait que j’ai
ramassé mes hommes puis je suis sorti, puis quelques minutes,
pendant que je ramassait mes hommes, le char de Marc a été frappé, il a sauté.
Il a été tué là. C’est un triste souvenir, mais encore là,
ça fait partie de la guerre. Je suis allé me rapporter à mon commandant,
le fort Bisaillon. J’ai dit : « monsieur, je me rapporte. Pendant presque deux jours
j’ai essayé d’avoir un contact avec vous. J’ai perdu mes deux hommes
je sais même pas où ils sont. Mes deux estafettes. » Il dit :
« je ne sais pas ce que vous avez fait et je ne sais pas où vous allez et d’où vous venez. »
« Monsieur, je viens d’où vous m’avez envoyé. »
Je prends mon pistolet, puis je lui met dans la face, puis je lui dis :
« moi et mes hommes avons faim. Je mange ou je tue. » Il a perdu
connaissance et il s’est écroulé. Et il a été transporté.
Il était complètement fini. Ce qui veut dire que l’épuisement, c’était pas
uniquement du côté des hommes, aussi. L’État-major, c’était terrible.
Le commandant de bataillon, sur le champ de bataille, dans ces sortes
de péripéties-là, c’est jour et nuit. T’as pas de chance de dormir.
T’es demandé à la brigade ici, c’est les ordres,
c’est les tsé, c’est les déménagements, faut que tu te déplaces continuellement.
Commandant de bataillon dans une sorte d’opération de cette nature-là,
c’est murder! L’épuisement! Alors, c’est Julien Bibeau qui a pris le commandement
du bataillon, qui a remplacé… Alors, on m’a donné une caisse de rations
pour mes hommes. Je pensais qu’on me ferait une cour martiale. Terrible, hein,
faire ça… Je l’ai fait! Parce que t’es à bout. Moi aussi j’étais à bout.
Complètement, complètement, complètement, au bout, au bout
de tout ce qu’on, de tout ce qu’on peut réaliser!
La tête n’est plus là. T’agis par instinct animal.
J’avais faim, puis je voulais que mes hommes mangent. Et nous avons
vidé notre boîte de rations, nos boîtes de rations pendant que le bombardement
se faisait. Ça en a été un terrible. Et quelques jours après j’ai découvert
le corps du lieutenant Daoust, dans ce secteur-là, qui venait d’arriver
au front. C’était sa journée au front. Je me souviens quand j’ai
trouvé son corps, dans le fossé… Je lui avais prêté un calepin de guerre,
un field notebook, dans lequel était mon nom, lieutenant Forbes,
régiment de Maisonneuve. J’en avais deux, trois
pour prendre des notes, il était arrivé au front, il avait rien
à part que son pistolet. Il était arrivé la journée précédente,
avant que je parte au quartier général, avant que j’aille en mission en avant.
Puis je l’ai retrouvé. Quand j’ai fouillé dans ses poches
j’ai enlevé ses jumelles, j’ai enlevé son pistolet, puis j’ai sorti le calepin,
puis j’ai vu mon nom. Alors, j’ai eu l’impression que j’étais mort et
j’étais redescendu sur la terre ramasser mes affaires (rire). Mais ceci
décrit les, les états d’esprit, les espèces de fantasmes terribles
qui s’emparent d’un homme qui a perdu le nord, hein?
J’avais perdu le nord, moi là, là…