Enrôlement
1988
En novembre 1988, deux jeunes femmes se tenaient fièrement sur le terrain de parade de la Base des Forces canadiennes (BFC) Cornwallis, leurs bottes brillant sous le soleil de l’automne, leur cœur rempli d’optimisme et de courage.
C’était l’instruction de base – la transformation intensive lors de laquelle les civils deviennent des soldats.
Pour les nouvelles recrues Nicole Crevier et Trudi Fontaine, cette période a également marqué le début d’une amitié de 37 ans qui allait résister aux épreuves de la vie militaire et à l’injustice de l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire militaire du Canada : la Purge LGBT.
Un lien profond
Nicole Crevier (à gauche) et Trudy Fontaine avec une camarade à la BFC Cornwallis en 1989.
Les deux femmes s’étaient jointes aux forces en quête d’un but et d’un sentiment d’appartenance.
Dès le moment où elles se sont rencontrées, elles ont su que leur lien était spécial.
Elles sont devenues inséparables.
« Nous faisions tout ensemble. Nous avons été des âmes sœurs dès le début », affirme Mme Fontaine.
Alors qu’elles suivaient leur entraînement militaire, notamment l’entraînement lié à la condition physique et aux armes, elles ont rapidement compris qu’elles devaient cacher une partie importante de leur identité : leur sexualité.
Elles étaient toutes les deux homosexuelles, à une époque où être autre chose qu’hétérosexuel était fatal pour une carrière.
Entre les années 1950 et 1990, le gouvernement canadien a utilisé la surveillance, l’intimidation et les aveux forcés pour renvoyer les personnes LGBT de l’armée, de la GRC et de la fonction publique fédérale.
De fières soldates
Nicole Crevier et Trudy Fontaine avec une collègue militaire faisant du patin à glace à la fin des années 1980.
Mme Fontaine et Mme Crevier étaient de fières soldates qui recevaient des critiques élogieuses. Mme Fontaine a obtenu son diplôme de Cornwallis en février 1989; elle s’est classée en deuxième position pour l’obtention de l’Écusson du commandant (meilleure recrue) et a remporté le prix de la condition physique chez les femmes. Mme Crevier a obtenu son diplôme le même mois et les deux ont rejoint la BFC Kingston afin de commencer sa formation en électronique axée sur le rendement (FEAR).
C’est à la BFC Kingston (Ontario) que, alors qu’elles jouaient dans l’équipe de balle molle, elles ont commencé à remarquer le « modèle K » de l’Unité des enquêtes spéciales qui les suivait partout dans la base et dans la ville.
Elles savaient que l’entraîneuse de l’équipe avait été suspendue parce qu’elle était homosexuelle.
« À cause de ce qui lui était arrivé, nous savions en quelque sorte à quoi nous attendre », explique Mme Crevier.
« C’est à partir de ce moment-là que nos études ont commencé à en souffrir et que nos notes ont commencé à baisser. »
Elles avaient également remarqué que quelques‑unes de leurs camarades avaient disparu du camp d’entraînement sans prévenir.
Des rumeurs ont commencé à circuler et elles ont commencé à faire attention à la façon dont elles parlaient, dont elles s’habillaient et même à côté de qui elles s’asseyaient à la cantine.
« C’était comme retenir son souffle sous l’eau », raconte Mme Fontaine.
« On était capables de le faire, mais seulement pendant un certain temps. »
Dévoilement
Dans le but de protéger leurs coéquipières de balle molle d’une surveillance indésirable, elles ont élaboré un plan.
« À ce moment-là, on s’est dit : Bon, qu’est-ce qu’on fait? », se rappelle Mme Crevier.
« J’ai dit : Faisons notre dévoilement. On allait bien voir. Voir où ça nous mènerait. »
Elles sont allées parler à leur capitaine et lui ont dit une demi-vérité : qu’elles étaient homosexuelles et entretenaient une relation amoureuse.
« Nous avons raconté que nous étions ensemble », explique Mme Fontaine.
« Nous avons dit que nous nous étions rencontrées pendant notre instruction de base et que nous étions tombées amoureuses. En gros, nous ne voulions impliquer personne d’autre. Nous avions le sentiment que, comme tout le monde savait que nous étions toujours ensemble, ça semblait logique que les gens se disent : OK, elles sont ensemble », précise Mme Crevier.
« Nous essayions d’aider le reste de l’équipe. Donc, pour nous, ça voulait dire se sacrifier pour l’équipe, comme on dit, parce que dans l’armée, c’est comme ça, on se protège les uns les autres. Nous sommes de bonnes soldates, ils ne nous chasseraient jamais, du moins c'est ce que nous pensions. »
C’était un risque calculé qui leur a coûté leur carrière militaire.
« Je revois encore l’expression sur le visage (de notre capitaine). Puis, tout à coup, on nous a retirées de l’entraînement », déclare Mme Crevier.
« Je ne pense pas qu’ils savaient quoi faire de nous. »
Une attention importune
Trudy Fontaine (en bas) et Nicole Crevier sous la Tour Eiffel.
Après cette révélation, l’Unité des enquêtes spéciales de l’armée a rivé son attention sur elles, organisant des interrogatoires séparés au cours desquels on leur a posé des questions indiscrètes sur leur vie sexuelle.
On leur a demandé de dénoncer leurs amis homosexuels, mais elles ont juré qu’elles ne le feraient jamais.
Elles ont toutes deux été renvoyées chez elles avant Noël cette année-là, mais n’ont jamais pourquoi dit à leur famille.
Leurs quatre parents sont morts sans jamais connaître la vérité, ni la honte et l’humiliation que leurs filles ont endurées.
Près de 30 ans plus tard, en 2017, Mme Crevier se tenait à la Chambre des communes lorsque le premier ministre Justin Trudeau a présenté des excuses officielles aux personnes qui ont subi des préjudices en raison de lois, de politiques et de pratiques fédérales qui ont mené à l’oppression et à la discrimination des personnes 2ELGBTQI+ au Canada.
« Nous avons collectivement honte que des Canadiens et Canadiennes qui s’identifient comme lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, queers ou bispirituels aient été traités injustement, congédiés, privés de promotions, surveillés, arrêtés, condamnés ou humiliés de manière vindicative, à cause de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Des personnes ont perdu leurs moyens de subsistance, leur famille et, dans certains cas, leur vie », a déclaré le premier ministre Trudeau.
Mme Crevier affirme que les histoires qu’elle a entendues depuis qu’elle s’est engagée dans le groupe de défense Vétérans Arc-en-ciel du Canada lui ont fait prendre conscience que leur amitié les avait peut-être protégées de plus graves préjudices.
« Il y en a tant d’autres qui ont été agressés, physiquement, sexuellement », dit-elle.
« La seule raison pour laquelle je pense que cela ne nous est pas arrivé, c’est parce que nous étions là l’une pour l’autre. »
« Tout le monde savait qu’il ne fallait pas chercher des ennuis avec nous. Parce que nous étions très soudées, même à cette époque », ajoute Mme Fontaine.
Au fil des années, elles se sont remémoré les bons moments passés dans l’armée, ont passé leurs vacances ensemble et se sont tenues aux côtés l’une de l’autre lorsqu’elles se sont mariées avec d’autres femmes.
Aujourd’hui, leur affection et leur passé sont palpables, leurs histoires s’entremêlent souvent, elles finissent les phrases de l’autre et rient spontanément.
Une amitié indéfectible
Contrairement à leur carrière militaire, leur amitié n’a jamais connu de rupture.
Elles se sont soutenues mutuellement au lendemain de la Purge LGBT, face à la confusion, la honte et la colère.
Aujourd’hui, elles sont devenues des militantes engagées, qui s’expriment publiquement, non seulement pour raconter leur propre histoire, mais aussi pour faire entendre la voix de ceux et celles qui ont souffert en silence.
« C’était tellement injuste. Et (l’armée) a perdu tant de bons soldats », déclara Mme Crevier.
Elles ont passé le reste de leur carrière en état d’hypervigilance, craignant à tout moment que quelqu’un ne vienne les pousser dans le vide.
Elles ont toutes deux déclaré s’être senties comme des « impostrices » les premières fois qu’elles ont participé aux cérémonies du jour du Souvenir en tant que vétéranes.
« Ce n’est que maintenant que nous réalisons à quel point cela nous a affectées », affirme Mme Fontaine.
Mais grâce aux liens tissés, à la vérité et à un recours collectif, leur honte s’est transformée en fierté.
« Nous avons toujours été là l’une pour l’autre », dit Mme Crevier.
« C’est ce qui nous a sauvées. Même si nous n’en parlions jamais, nous étions toujours là l’une pour l’autre.
Nous avons tiré le meilleur parti d’une situation difficile. »
Avec courage, intégrité et loyauté, Nicole Crevier et Trudy Fontaine laissent leur marque. Ce sont des vétéranes des Forces armées canadiennes. Découvrez d’autres histoires.
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